Chronique
169
Pour
ne pas désespérer, agissons
(et même qu'il y en a qui le font déjà
très bien)
Bon,
je ne sais pas vous mais moi je commence à en avoir sérieusement
ras la casquette de subir toutes ces dégradations de notre
écosystème du fait de guerres ou de dérives autoritaires, y
compris sous nos propres latitudes. Des pouvoirs au hasard
phallocratiques s'autorisent sans vergogne et sans rendre le moindre des
comptes à s'arroger et détruire ce que nous avons de plus
précieux : les mots et la terre, autant dire les deux facettes
de la culture. Les mots, car comment ne pas tilter devant le hold up
réalisé sur le mot « violence » par nos instances
dirigeantes ? Et du coup, pas de problème pour décider
qu'un tel est légitime à l'utiliser au nom d'un bien curieux
« maintien de l'ordre » alors qu'un tel non, vraiment pas,
lui c'est un dangereux guérillero vert. On aimerait en rigoler mais c'est très
sérieux, la guerre est déclarée et pas du fait de ceux qui
défendent vraiment le bien commun, donc ceux qui sont sur le terrain
et promeuvent une autre agriculture, moins intensive et tout aussi
nourricière. Les mots et la terre, il en est également question
avec cette guerre qui s'éternise non loin d'ici, qui a gommé du
jour au lendemain, pouf quel tour de magie, la priorité voire la réalité de la pandémie et
qui semble renvoyer à des années lumière la priorité qui, elle,
devrait être donnée à la Transition écologique. Face aux images
d'arbres calcinés, de champs dévastés, de gens malmenés, on
croit halluciner face à un tel hors-sujet historique. Et pourtant,
qu'on le veuille ou non, l'ordre du jour subit des retards coupables
à cause des has been de divers ordres. A nous d'accepter le rapport
de forces et de le faire pencher du côté du vivant. Car oui, on
peut dire sans manichéisme aucun qu'il y a des forces de mort et de
vivant qui s'affrontent de manière manifeste en ce moment..
Alors,
première question qui fâche : « Faut-il doubler
la production alimentaire pour nourrir le monde ? »
(chap.11). On peut se demander pourquoi cette question fâcherait et
voici la réponse : parce qu'elle remet sur le tapis deux autres
questions que l'on a bien du mal à affronter de manière
pragmatique, à savoir l'absence de contrôle de la démographie et
idem pour l'urbanisation. Or cela impacte directement non seulement
la question mais surtout la manière dont elle est posée,
certainement de manière erronée car poser un problème en certains
termes est tout sauf neutre, c'est bien politique, et cela conduit à
conjuguer des efforts qui ne sont peut-être pas les bons, à
commencer par la fuite en avant techno-solutionniste (= la technique
seule va nous sauver, alors que comme ce n'est qu'une partie du
problème, ça ne peut être qu'une partie de la solution). Donc oui,
l'espèce humaine est trop nombreuse sur cette planète qui ne peut
la supporter dans tous les sens du terme et, non, on ne peut pas
attendre dans ce domaine une stabilisation qui doit certes avoir lieu
mais sera au rythme actuel trop tardive par rapport à l'empreinte
écologique de ladite espèce. Par ailleurs, comme cette dernière ne
sait pour l'heure rien faire d'autre que s'agglutiner dans des villes
à peu près toutes dès leur origine (ça remonte à loin!)
incapables de pourvoir à leurs besoins vitaux minimaux, à commencer
par nourrir leurs habitants, il y a du souci à se faire. Bon, les
auteurs le disent différemment de moi mais ils s'inquiètent tout de
même d'un certain hold up sur la notion de sécurité alimentaire
qui, comme en plus il y a des crises comme celle des prix agricoles
en 2008 ou des guerres comme celle actuellement en Ukraine, peut
d'autant moins être calmement pensée que de gros acteurs du marché
comme les lobbies de l'agro-alimentaire pèsent de tout leur poids
pour freiner des quatre fers. La logique semble implacable, en mode
post 2ème Guerre Mondiale : puisqu'il y a beaucoup et de plus
en plus de bouches à nourrir qui sont souvent mises hors d'état de
produire leur propre alimentation et puisque nous sommes -comme par
hasard- tout le temps sous l'eau à cause de « crises »,
alors il faut être "raisonnables" et employer tous les moyens pour
produire, produire, produire coûte que coûte. Cela signifie entre
autres des semences trafiquées et des pesticides à gogo dont,
différence avec le post 2ème Guerre Mondiale, on connaît désormais
tous les dangers pour la santé humaine et celle de la planète,
autant dire pour la santé tout court. Donc il faut en finir avec une
malhonnêteté intellectuelle et une absence de conscience morale
dommageables au bien de tous, et à ce sujet les contributeurs
sont on ne peut plus clairs et fermes: « Il
faut toutefois souligner que la solution à l'insécurité
alimentaire ne résidera pas dans une posture technologique qui
consisterait à intensifier l'agriculture de manière
conventionnelle, simplement à l'aide d'intrants et de variétés
améliorées. Les échecs antérieurs, combinés aux impacts
environnementaux avérés, appellent la mise en œuvre de nouvelles
voies pour résoudre l'équation alimentaire. Ces voies incluent non
seulement de nouvelles pratiques agricoles fondées sur la
biodiversité, mais aussi de nouvelles formes d'organisation des
systèmes alimentaires plus favorables aux agriculteurs »
(p.172).
Deuxième
mot d'ordre passé au crible de l'analyse : le local. Quand on
s'appelle LocoBio (« loco » justement pour « local »
et « bio » pour "biologique" et "écologique" de manière
plus large), inutile de dire que le sujet interpelle. On se demande
en effet au chapitre 17 s'il conviendrait de « prendre ses
distances » avec lui. Certains fans de cette notion pourraient
sursauter direct mais le fait que cette question soit posée ne me
surprend pas car cela renvoie justement à ce que j'ai pu moi-même
constater comme dysfonctionnements et ambiguïtés à cette échelle trop souvent présentée comme LA solution depuis la création de
LocoBio en 2007. J'abonde donc face au propos suivant qui résume
bien les choses : « L'échelle
locale, comme les autres, n'est pas une entité indépendante, avec
des qualités inhérentes. L'échelle en soi n'est pas donnée :
c'est une construction sociale, qui dépend des acteurs et de
l'agenda qu'ils se sont fixés. Et c'est le contenu de cet agenda qui
produira des objectifs de durabilité ou de justice sociale, non pas
l'échelle à laquelle cet agenda est mis en œuvre. De sorte qu'un
système alimentaire relocalisé aura tout autant de chances d'être
plus ou moins durable ou plus ou moins solidaire qu'à une autre
échelle. Le local n'est pas « bon » par nature. La
proximité géographique ne garantit pas le non-usage de grandes
quantités de pesticides (notamment sur des terres périurbaines où
le prix du foncier incite à intensifier les productions) ou le
non-recours à une main d'œuvre étrangère surexploitée. Elle ne
garantit pas non plus une offre alimentaire meilleure du point de vue
sanitaire, gustatif ou nutritionnel »
(p.233). Dit plus crûment, ce n'est pas parce que c'est local que
c'est bio. Or, oui, le bio est plus durable que le conventionnel,
c'est désormais prouvé par des études en veux-tu en voilà. Raison
d'ailleurs pour laquelle me tape un peu sur les nerfs la notion de
« confiance » en mode puisqu'on connaît le producteur, on
a des assurances sur sa manière de travailler et les produits qu'il
utilise ou non. D'expérience, ayant fréquenté un certain nombre
d'exploitations ici et là, je peux vous dire que c'est faux et on
peut très bien imaginer des productions certifiées bio qui auraient
échappé à la vigilance d'un contrôleur qui vit de sa
certification et au contraire un exploitant qui n'a pas les moyens
de se payer la certification en question et va au-delà, dans son
travail, du cahier des charges -en baisse- du bio. Par ailleurs, les
auteurs ne manquent pas de mentionner la « face
sombre »
du local, « marquée
par une dimension identitaire, de repli sur soi et de rejet de
l'altérité, où il s'agit de flatter spécificités et et
authenticités »
(p.233)... d'ailleurs plus ou moins reconstruites et donc vraies. Il
faut le répéter : malgré une proximité de longue date en
matière d'idées et de pratiques politiques, le local n'a que très
peu à voir avec des questions idéologiques liées au nationalisme.
Il faut en la matière garder la tête sur les épaules et avoir
conscience que sa définition varie selon la configuration de chaque
territoire, ses besoins et les kilomètres à parcourir pour que les
productions y pourvoient. Ainsi, on ne peut pas comparer le local
dans de grands espaces comme les Etats-Unis avec celui de la France ;
et encore, comment comparer celui de Paris avec celui de la Creuse ? Où
la question posée par certains Gilets Jaunes refait surface car n'a pas
été entendue, encore moins résolue. Il
convient donc de plus réfléchir en termes de systèmes alimentaires
durables à l'échelle locale, laquelle voit ses dimensions varier
selon chaque cas. Et les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) dont
il a déjà été question dans d'autres chroniques de LocoBio, qui
se développent heureusement à vitesse grand V, se situent bien dans
cette optique. Ce point est loin d'être anecdotique dans un contexte
où on ne peut pas dire que les forces progressistes évoluent
positivement ni
dans notre pays ni en Europe ni globalement dans le monde. Là
encore, traiter la question de manière essentialiste et non pas
dynamique ne peut que nourrir des erreurs et réveiller de vieux
démons dèjà visiblement bien en forme.
Enfin,
la question qui chatouille un peu des personnes investies comme moi
de longue date pour stimuler la fameuse « consommation
responsable » : le consom'acteur est-il vraiment moteur du
changement ? De quoi décourager des vocations;)... mais non,
certainement pas. Alors de quoi s'agit-il dans ce chapitre 18 ?
Eh bien de la non moins fameuse « part du colibri », du
« chacun fait sa part », autrement dit de la
responsabilité que chaque individu peut endosser pour mener les
systèmes alimentaires vers plus de durabilité. Et là, ça calme,
les données chiffrées calment tout de suite, donc redessinent à
nouveau les contours de l'équation alimentaire à résoudre. En
effet, comment chacun.e peut agir ? Notamment par son régime
alimentaire. Notre formidable (en voilà un « cocorico »
approprié) Agence française de la transition écologique, l'ADEME,
a produit à ce sujet une analyse ; voir pour plus de détails
le tableau p.244. Il s'avère que si nous évoluons vers une manière
de s'alimenter moins carnée, certes le bilan carbone baissera. Mais
cela ne suffira certainement pas à atteindre l'objectif de l'Accord
de Paris de 2015 qui est de contenir le réchauffement moyen de la Terre
en-dessous de 2° par rapport à l'ère pré-industrielle et mieux, de 1,5°.
Il faut aussi actionner d'autres leviers comme baisser la
température de son logement en hiver ou moins utiliser sa voiture et
mener des réformes structurelles sur « la
performance environnementale des procédés de production agricole,
industrielle et des services »
(p.245). Il faut surtout ne pas estimer qu'un individu en vaut un
autre et, bien sûr, responsabiliser plus, demander plus d'efforts à
ceux qui ont une empreinte carbone plus élevée que les autres de
par leur style de vie. Pour rappel, « environ
10% des ménages les plus riches du monde émettent 52% des gaz à
effet de serre, alors que 50% des plus pauvres n'en émettent que
7% »
(ibidem). Donc non, la responsabilité du changement n'incombe pas à
égalité aux individus et entre individus. Là encore, il faut
affronter la réalité pour viser juste en matières d'action pour la
Transition et notamment de politiques publiques : dans la
triangulaire citoyens-mangeurs (seuls ou rassemblés en divers
collectif)-entités publiques/Etat-entreprises plus ou moins
multinationales, l'essentiel se joue entre les deux derniers acteurs.
Aux premiers de faire pression pour que les seconds -souvent élus
donc comptables devant le peuple souverain- assument leurs
responsabilités et recadrent aussi régulièrement que vertement
s'il faut les troisièmes souvent laissés hors de contrôle. On ne
peut en effet décemment et raisonnablement laisser le domaine
alimentaire aux mains de ceux qui le considèrent comme un éternel
far west à conquérir sans scrupule.
Pour
compléter la lecture de ce livre, je recommande aussi le hors-série
estival proposé par la revue Socialter qui propose de vous booster
en matière d'autodéfense intellectuelle. Le tout a pour rédacteur
en chef l'écrivain François Bégaudeau qui, comme à son habitude,
n'y va pas de main morte dans la critique. Cela dit, vous trouverez
dans ce numéro des articles intéressants pour décoder l'actualité,
apprendre à prendre de la distance, à défendre un juste usage des
mots... car la Transition se joue bien là, aussi.
Allez, je vous laisse avec un extrait de la sublime nouvelle "Mustang" qui figure dans le recueil de récits Canoës de la brillante et si discrète Maylis de Kerengal (sous-entendu: lisez AUSSI ce livre cet été!): "(...)
et si je baisse le volume, je perçois alors ma propre voix, furtive
mais incroyablement nette, elle me revient, et insiste, comme si ces
heures seule en voiture ne servaient qu'à ça: l'entendre. ni errance, ni
même exploration, ces heures s'étirent dans une forme d'appréhension
excitée, un jeu ouvert, où la monotonie de la banlieue, sa continuité
infinie, mais aussi les échappées sur les collines, dans les plis
rocheux de la montagne, peuvent à tout moment faire revenir une image,
une pensée, une voix, et relier en moi ce qui se tient disjoint." (Editions Verticales, 2021, p.92).
©Yolaine
de LocoBio,
Juillet
2023
Liens
complets vers les références citées :
https://chaireunesco-adm.com/Une-ecologie-de-l-alimentation
https://www.chaireunesco-adm.com/IMG/pdf/une_ecologie_de_l_alimentation_-_chaire_unesco_adm_2021.pdf
https://www.socialter.fr/produit/hors-serie-numero-16
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