Chronique
168
La
honte et la lumière
A
propos du livre
L'ensauvagement.
Cohabiter avec le vivant sauvage :
comment et où lui faire place
On
le sait, la honte peut être un sentiment paralysant et, à ce titre,
inintéressant. Enfin... inintéressant, ça dépend pour qui. Il y
en a certains, ce serait bien qu'ils l'éprouvent un peu plus ce
sentiment humain. Et d'ailleurs, en fait, s'ils ne l'éprouvent pas
c'est sans doute justement parce qu'ils ne sont pas fondamentalement
humains. Sans les mettre sur le même plan mais quand même, sur le
fond, on peut se poser des questions et d'abord épingler les
irresponsables qui commettent des guerres. Je ne sais pas vous mais
quand je vois des images de la guerre en Ukraine -guerre parmi
d'autres guerres du reste-, c'est à vomir toute cette « nature »
saccagée. (guillemets car la nature = nous aussi, ça va bientôt arriver au cerveau ce message?). Surtout, c'est
tellement emblématique du paradigme d'appropriation territoriale, de
prédation, de virilisme mis au mauvais endroit que face à cela il
est clair que nous sommes à l'opposé des forces progressistes
nécessaires à la Transition écologique... laquelle concerne, enfin
devrait concerner tout le monde et IL N'EST PLUS POSSIBLE que de
telles forces plus que rétrogrades, obscurantistes et morbides, se
moquent du bien commun.
Une
autre « triste » palme va à ce débri d'humanité qu'est
Elon Musk. Lui, ce serait un gamin, on lui donnerait des medocs pour
le calmer, des claques aussi sans doute et elles seraient oui
bien méritées. Là, sous prétexte qu'il est vaguement, de très loin
loin loin adulte et surtout qu'il s'est hissé à un rang de fortune
qui lui permet d'être décisionnaire (et on le laisse faire,
pourquoi? jusqu'à quand?), on le prend au sérieux. Mais quand les journalistes vont-ils
faire leur boulot et, plutôt que de multiplier des reportages qui
servent ce taré narcissique, parlera-t-on de son profil
psychiatrique ? Car là est le sujet et c'est vrai pour beaucoup
de dirigeants économiques et politiques (désolée, mais encore
beaucoup beaucoup beaucoup d'hommes, à eux de montrer leur meilleur
face si elle existe).
Pour
clore cette réflexion sur la honte, l'assigner, la faire ressentir,
ne plus pouvoir la quitter, être poursuivi ad vitam aeternam par
elle, la dernière palme revient immanquablement à notre cher
gouvernement, bien sûr en tête notre cher président qui sait tout
et dirige tout mieux que tout le monde. Tout d'abord, comme si la
réglementation européenne environnementale à laquelle nous devons
nous soumettre et que nous contribuons d'ailleurs à élaborer en
tant que membre de l'Union n'était déjà pas inadaptée aux réels
enjeux, le chef de notre-Etat-qui-tangue a appelé -bien flou- à
faire une « pause » sur ce chapitre
(https://www.lefigaro.fr/politique/ecologie-macron-seme-le-trouble-en-demandant-une-pause-dans-les-contraintes-europeennes-20230512).
Ensuite, le Sénat, normalement peuplé de gens réputés sages de
par leur grand âge, lesquels apprécient visiblement les produits de
nos terroirs au vu de certaines silhouettes bien rondelettes, donc le
Sénat a donné son feu vert à la proposition de loi « Ferme
France ». Pour paraît-il "booster la compétitivité", rien de
mieux n'a été trouvé, tranquille, vieux logiciel en pilotage
automatique, cool Raoul, que de permettre au Ministère de
l'Agriculture de suspendre les interdictions de pesticides décidés
par rien moins qu'une des institutions réputée protéger la santé
de tous.tes : l'ANSES (Agence Nationale de Sécurité
Sanitaire). Et bien sûr via des drones, tant qu'à faire on continue
dans le délire technosolutionniste sans se poser de questions sur
l'usage des données et le coût du numérique.
(https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/21/proposition-de-loi-sur-la-ferme-france-l-objectif-du-texte-du-senat-n-est-pas-d-uvrer-pour-l-agriculture-francaise-mais-d-elargir-la-fenetre-d-overton_6174182_3232.html).
Eh ben avec tout ça, les lobbies de l'économie mortifère, à tous
les niveaux, du mondial à l'héxagonal en passant par l'européen
ont bien de quoi se frotter les mains. Au passage, tant qu'à faire,
j'espère qu'ils savent être généreux avec les décideurs
politiques qui leur facilitent grandement la tâche. C'est vrai, à ce
train-là, autant ne pas oublier d'être largement corrompu et d'en
profiter en donnant l'air de bien gouverner.
Face
à un tel paysage délabré dans tous les sens du terme,
physiquement, moralement et sur le plan éthique, on pourrait se
sentir découragés. On a le droit car il y a vraiment de quoi.
Cependant, il ne faut jamais oublier que rester dans une telle
posture ne fait qu'arranger les ennemis de la Transition (car oui la
guerre, la seule qui vaille, est déclarée) et la freine donc.
Heureusement il y a le droit et des organes qui, paradoxe des
paradoxes, peuvent appuyer « par le haut » pour que notre
propre gouvernement prenne vraiment SOIN de nous. Je pense par
exemple aux recours possibles et d'ailleurs pour certains déjà
effectués pour motif d'inaction climatique devant la Cour
européenne des droits de l'Homme. A ce sujet, je recommande cette
ressource pour s'informer et agir :
https://www.coe.int/fr/web/portal/-/human-rights-and-climate-change-what-role-for-the-european-convention-on-human-rights.
Bon,
après la honte, alors la lumière ? Ce n'est pas moi qui le
dis, c'est le titre de cette chronique;). Oui, la lumière au sens
d'espoir et d'intelligence, je veux dire intelligence intellectuelle,
du cœur et de la situation. Et pour cela, pour à la fois rien moins
et concrètement poser les bases du vrai monde de demain (pas le
bulshitt inconsistant et non advenu évoqué lors de la pandémie),
je vous invite à la lecture de L'ensauvagement.
Cohabiter avec le vivant sauvage : comment et où lui faire
place.
Il s'agit d'un ouvrage récent paru une fois de plus aux excellentes
éditions Yves Michel dont il est souvent à juste titre question sur
le site de LocoBio, qui méritent toute l'attention de qui veut
comprendre ce qui se passe et être acteur de ce qui va bien se
passer (« bien » au double sens de « il va bien
falloir que ça bouge » et « on va s'en sortir quand
même, non ? »). Comme nous sommes en France et qu'une des
grandes obsessions de notre vieux pays élitiste -pas toujours pour
les bonnes raisons et avec un effet bénéfique sur la sélection des
meilleurs- est de savoir qui parle avant d'avoir même écouté ce
que la personne a à dire... comme le discours écologique,
c'est-à-dire neutre, pas partisan politiquement, juste de l'ordre du
constat de la situation, ce discours est disqualifié en
permanence... donc j'annonce tout de suite la couleur : ce livre
n'est pas contestable car il est le fait de deux personnes très
sérieuses, qui montrent patte blanche puisque les auteurs sont deux
diplômés en architecture, un coloré de patrimoine et l'autre de
paysagisme. Ils s'appellent Philippe Benoît et Baptiste Wullschleger
et, outre une sensibilité elle adaptée aux enjeux, des qualités
pédagogiques certaines, ils ont mis leur plume au service
d'illustrations tout aussi réussies que les récits de fiction à la
fin de la plupart des chapitres. Cela signifie en quelque sorte
qu'ils invitent à incarner le changement en ayant eux-mêmes créé
des personnages qui l'incarnent dans des nouvelles d'anticipation.
Cela permet de se faire une idée de ce que donnerait l'application
de ce qu'ils préconisent dans le livre et correspond par ailleurs à
l'essor actuel de l'écolittérature, autant dire que nous sommes
bien à plat question imaginaire commun et histoire/s commune/s.
J'ai
déjà mentionné quelques qualités propres à cet ouvrage. Je
rajouterais le prix qui, quand on sait les efforts fait par l'éditeur
en matière d'écologie, reste tout à fait abordable (moins de 20
euros). Bien qu'affrontant une réflexion de fond difficile et
polémique, le sujet est abordé en juste un peu plus de 200 pages
donc un cerveau normal (si ça existe encore) devrait pouvoir lui
accorder un peu d'attention non moins normale. Un autre atout réside
dans l'ancrage dans les faits avec des exemples tirés de la propre
expérience des auteurs en tant qu' « aménageurs de
territoire » (guillemets car c'est justement le sujet, la question
d'arrêter d'aménager à l'ancienne, en mode l'Homme décide et le
reste suit plus ou moins bien, en vertu justement d'une conception
assez particulière du territoire, de SON territoire). Evidemment,
pour conclure sur le chapitre des qualités les plus évidentes,
cette analyse est documentée, s'insère dans un paysage de
références parmi lesquelles Gilles Clément et Michel Serres qui la
situe et la fonde.
Alors
pour en venir à l'ensauvagement, je vois déjà vos yeux écarquillés
de surprise et de doute. Vous n'aurez pas tort car cette notion est
devenue assez à la mode sans que l'on sache précisément ce qu'elle
signifie. Et dans ces conditions, normal que chacun.e réagisse en
fonction de ce qu'un terme lui évoque. Or le « sauvage »
n'a pas forcément bonne presse, il fait peur même si à l'occasion
il est synonyme de liberté. J'en profite d'ailleurs pour recommander au passage la lecture d'un de mes romans favoris, Into
the wild de Jon Krakauer,
adapté par Sean Penn au cinéma, qui évoque la fascination étrange opérée par l'autre qu'humain. Alors l'ensauvagement késako ?
Une définition proposée est : « la
jonction entre la sphère de la conservation écologique
(ré-ensauvagement) et sa généralisation par la sphère des
concepteurs d'espaces humains »
(p.172). J'avoue, là, je vous aborde un peu sauvagement;). Quel est
donc l'enjeu ? « Formulons-le
ainsi : si l'humain a besoin du non-humain pour vivre, que le
non-humain a besoin de milieux naturels, et que l'espace manque,
alors il faut pouvoir trouver des manières de cohabiter, et donc
d'assouplir les limites qui quadrillent l'intégralité du
territoire »
(p.175). Car l'espace manque de plus en plus du fait de l'étalement
sans vergogne et sans questionnement sur la suite des évènements de
la part de l'espèce en principe la plus responsable de toutes car
dominante : l'espèce humaine. Les villes sont de plus en plus
obèses, dépendantes comme jamais pour assurer les besoins
élémentaires de leurs habitants au premier rang desquels une
alimentation suffisante et de qualité. Quant au « reste »,
c'est-à-dire le non-urbain, il se perd en périurbain et en campagnes
de toute façon grignotés et soumis aux caprices de la tyrannie
infantile urbaine. Il y a donc urgence à repenser totalement notre
rapport aux autres règnes, aux autres espèces et, partant, à
l'espace dont ils ont EUX AUSSI BESOIN POUR BIEN VIVRE. Ce nouveau
contrat social, issu si on veut d'une nouvelle Renaissance (rien à voir avec le parti en déroute d'un leader lui-même en déroute) à l'image
de celles des 15ème et 18ème siècle avec les
Lumières, ne pourra s'établir que sur une base assainie une bonne
fois pour toutes : la façon d'envisager le vivant qui pose
aussi plus largement la question d' envisager autrement l'Autre (l'Autre en-dehors de nous mais aussi l'Autre en nous,
invitation à plus de lucidité sur toutes nos facettes et à une
réconciliation intime, à un renforcement de nos personnes). Je cite : « (…) sans
cette étape d'identification, sans faire le choix conscient d'enfin
regarder le vivant, les autres étapes du processus d'ensauvagement
sont hors de portée. Comment réussir à faire évoluer notre regard
pour considérer que notre territoire habitable est en fait un
enchevêtrement d'habitats ? Une gigantesque collocation
multiscalaire avec des règles à définir, à inventer pour
conserver et même enrichir nos relations avec le non-humain »
(p.160). Je trouve l'image de collocation à plusieurs échelles
géographiques très imagée et pertinente, cela me fait penser à
ces longues lignes droites d'autoroutes sur lesquelles je me trouve
parfois (j'avoue et j'assume tout en voulant faire ma part pour
contribuer à un changement bénéfique), vraies pistes d'aéroport
entourées de grillages, ce qui signifie que les autres espèces ne
peuvent plus passer et sont ainsi privées de ressources
pour leurs propres besoins comme accéder à de la nourriture, à de
l'eau, fuir, pouvoir s'abriter pour se reproduire dans le calme,
etc...
On
l'aura compris, l'ensauvagement ce n'est donc pas rien, c'est le fameux
nouveau paradigme qui doit se substituer à celui du
tout-pour-les-humains-partout-à-n'importe-quel-prix. Vous me direz,
bon à part pour des raisons poético-morales, ce qui n'est déjà
pas rien, à quoi bon se fatiguer à changer de braquet ? Je
dirais : tout simplement parce que tout le monde sait désormais
que le dérèglement climatique a pour cause la pression exercée par
l'Homme sur le « milieu ». Donc en clair, si on ne veut
pas que ce soit trop la catastrophe dans les mois à venir -car ce
n'est plus à l'horizon de décennies-, alors il faut d'urgence agir
autrement. Je me réfère pour cela à la dernière partie du livre
qui propose tant au citoyen on dira lambda qu'à celui, élu, en
charge plus spécifiquement de politiques publiques locales, 7
leviers d'action (lequel peut aussi se référer utilement à
https://theshiftproject.org/article/cahiers-territoires-publication-finale):
« 1.
Cartographier. Identifier les potentialités, les intensités
d'usages d'un territoire, à l'échelle d'un bassin versant.
(chacun.e peut collecter des données, par exemple sur la présence
malheureusement décroissante d'insectes ou d'oiseaux afin qu'elles
soient incluses dans des expériences de science participative, en
augmentation elles).
2.
S'outiller. Inventer de nouveaux outils permettant de penser
autrement le partage de l'espace.
Et donc apprendre, car il s'agit bien de cela, comment d'autres
espèces que la nôtre voient le territoire et les besoins vitaux
afférents. Les travaux de Vinciane Despret sur les oiseaux et ceux
de Baptiste Morizot sur les loups et plus récemment les castors s'inscrivent dans cette perspective.
3. Dimensionner.
Replacer les espaces du projet dans une hiérarchie d'espaces
connexes. Comprendre quelles sont les espèces fonctionnelles servant
l'écosystème en présence. Cela
implique, au passage, de poser la question des espèces invasives et
de la lutte contre à laquelle on invite de plus en plus la
population. Car oui, il existe des espèces invasives, il convient
de savoir précisément de quoi on parle dans chaque
cas... et de ne pas arracher à tout va sous prétexte qu'on a un
peu vite associé l'espèce en question à, au hasard, une figure de
l'étranger (ambiance sécuritaro-sécuritaire oblige, du moins
explique).
4. Connecter.
Relier à grande échelle les projets entre eux. Développer les
trames vertes, bleues et brunes depuis et vers les espaces ayant un
potentiel d'ensauvagement. Il s'agit donc d'aller à rebours de la tendance contemporaine à la fermeture et au repli en (r)établissant au contraire des continuums entre animaux (dont nous car c'est ce que nous sommes biologiquement, jusqu'à nouvel ordre...) et végétaux. Il s'agit de protéger la diversité du vivant, sans laquelle nos propres besoins d'humains ne sont pas comblés,
en reconstituant des réseaux d'échanges dans des espaces ayant diverses
caractéristiques, dont l'eau dans le cas des trames bleues. La notion
de trame brune a quant à elle bien du mal à s'imposer car elle se réfère
au parent pauvre de la sensibilisation en matière d'écologie: le sol, si riche et si essentiel. Dans la planification urbaine, cela suppose de revenir sur l'artificialisation des sols
et, concrètement, de par exemple détruire des surfaces imperméables, le
goudron à fond de ballons ayant des vertus limitées pour absorber l'eau
qui tombe parfois de plus en plus à flot soudainement du ciel.
5. Multiplier.
Utiliser chaque parcelle disponible pour réensauvager...
et, à ce titre, quand on a la chance d'avoir un jardin entourant
son cher pavillon, se sentir concerné par le sujet, faire aussi sa
part et ne pas attendre que « ça » se fasse autour pour
espérer en bénéficier. Car nous sommes tous dans le même bateau,
au cas où « ça » ne se verrait pas de plus en plus.
6. Accrocher.
Utiliser l'ensauvagement d'un territoire pour être le support
d'autres projets dans les espaces de haute et moyenne intensité
humaine, qui eux-mêmes nourriront l'ensauvagement.
7. Juger
des progrès. Créer des situations expérimentales. Positionner
l'humain et le non-humain en contact et voir ce qui se passe.
Essayer. Faire des retours sur expérience. »
(p.172).
Voilà
tout un programme, réjouissant et politique à souhait. Politique au
sens noble de la grande philosophe Hannah Arendt : « Avoir
l'esprit politique, c'est se soucier davantage du monde que de
nous-mêmes ».
Et que vivent les cohabitations heureuses !
Citoyennement
vôtre,
©Yolaine
de LocoBio,
Mai
2023
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