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Cogitations et actions
Chronique 165
20-02-2023

 

Chronique 165

 

Pour bien manger,

il faut de la terre et des paysans...

tout simplement

 

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Comme dans la chronique 160 de l'été dernier, LocoBio consacre volontiers de l'espace ce mois-ci à l'excellent hors-série de la revue Socialter intitulé  « Ces terres qui se défendent ». Pour être au plus près des réalités de terrain, la rédaction en chef de ce numéro a été confiée au collectif Reprise de terres, collectif constitué d'habitants de lieux et de professions divers (paysans, chercheurs, militants, parfois les trois en même temps). Cette livraison a le grand mérite de se focaliser sur un sujet à la fois très technique et à la teneur hautement politique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne fait malheureusement pas la une des média les plus courus, sans compter un degré d'opacité assez élevé prompt à favoriser une mainmise sur la richesse des richesses: la terre. Et une terre à la fois symbolique en tant que nourricière spirituellement mais une terre aussi très matérielle puisque sans ce « support » point d'agriculture ni d'alimentation vraiment durables (n'en déplaise aux technico-techniciens partisans de la technoscience hors-sol dans tous les sens du terme). Donc la terre est le sujet de réflexion mais plus encore le foncier c'est-à-dire la possession de cette même terre à des fins de divers usages. D'après les auteurs, nous sommes en effet à la veille d'une véritable « catastrophe foncière » du fait du départ à la retraite de la moitié des agriculteurs français dans la prochaine décennie. Cela concerne pas moins d'un quart du territoire national et toute la question est de savoir : qui possédera quelles terres et pour en faire quoi ? L'enjeu est colossal, le sujet central et je vous invite donc à parcourir sans exhaustivité ce volume car il est très dense et mes écrits ne sauraient se substituer à la fois à ceux de l'équipe et à une lecture attentive de votre part. 

En premier lieu, je tiens tout d'abord à préciser pourquoi je recommande cet outil indispensable pour qui veut s'informer voire se former sur des thématiques qui nous concernent à l'évidence tous :

  • Il ne faut pas se fier au terme « revue » car il est trompeur, réducteur et ne rend pas justice à l'incroyable et rare effort intellectuel fourni pour proposer une réflexion véritablement ancrée tant conceptuellement que concrètement. Le tout pour moins de 20 euros et plus de 175 pages. C'est le genre de numéro qui fait déjà et continuera à faire date dans le domaine concerné.

  • Il s'agit d'un travail de divulgation très documenté, rigoureux, beaucoup de chiffres trop souvent alarmants d'ailleurs à l'appui.

  • Cette synthèse permet de prendre du recul et de comprendre que la situation actuelle d'accaparement des terres par l'agro-industrie (et plus généralement les humains, phénomène névrotique d'anthropisation oblige) n'est en rien le fruit du hasard. Elle est au contraire le fruit d'une évolution, ce qui suggère que comme tout construit social elle peut se défaire et être refaite sur d'autres bases plus saines.

  • Tout un art est véritablement déployé pour ne pas lasser le lecteur et lui proposer d'accéder à l'information sous différentes formes, que ce soit une frise chronologique ici (par exemple p.16 sur un siècle de luttes foncières), un dictionnaire critique là (p.30, avec une mise au point utile sur cette fumisterie scandaleuse qu'est la « compensation écologique ») ou encore l'ouverture sur ce qui se passe hors de nos chères frontières (article sur le Lago Bullicante, « L'insurrection des ruines », à Rome, p.166). Je passe sur l'infographie qui est d'une richesse incroyable, notamment à travers le schéma p.43 qui explique le rôle-clef de la SAFER (Société d'Aménagement Foncier et d'Etablissement Rural) et les pages 44 à 51 pleines de cartes renseignant à la fois sur le lent déclin actuel du métier de paysan, l'ultra-spécialisation et concentration des terres, la bétonisation et donc l'artificialisation qui elles se portent très bien au détriment d'un « sauvage repoussé aux marges ».

  • L'esthétique de ce travail mérite aussi d'être soulignée car il vaut en lui-même mais rend aussi la pilule moins amère tout en donnant du courage. Il faut en effet relever le parti pris – qui ne va pas de soi, qui est négligé par d'autres, ne parlons même pas quand les intelligences artificielles fourniront elles des illustrations « gratuites »-, oui le parti pris qui consiste à solliciter de vrais professionnels de l'image pour embellir le propos de dessins ou de photos.

  • Ce travail est le fait de personnes engagées et qui ne s'en cachent pas, contrairement à beaucoup d'acteurs du système agro-alimentaire actuel qui prétendent agir pour le bien de tous puisqu'il s'agit de nourrir tout le monde (sans se poser et poser la question de la malbouffe et des effets délétères d'une conception productiviste sur « l'environnement »), prétendent tout autant avoir le monopole du pragmatisme et agir sans cadre idéologique. Tout cela est naturellement faux puisqu'ils agissent dans un cadre ultra-libéral qui non seulement n'est pas assumé mais est allégrement dissimulé. J'ai donc particulièrement apprécié l'effet d'abyme, la franchise et le fait de pointer du doigt certaines faiblesses des personnes engagées dans le changement. Je fais allusion à l'article p.124 « Offense micro-politique » qui est consacré aux points faibles de la lutte elle-même, à ce que les auteurs appellent les « quelques angles morts collectifs systémiques », et aux « conditions qui nous permettraient de faire front commun, de dépasser les conflits et écueils récurrents pour fonder des collectifs pérennes et politiquement féconds ».

  • Enfin, ce qui dote cette publication d'un grand intérêt est le grand nombre de solutions qu'elle contient, principalement dans la 2ème et la 3ème parties.


En parlant de parties, justement, que peut-on dire de manière plus précise du contenu de ce hors-série ? Qu'il suit un mouvement de pensée logique qui permet à la fois d'exposer clairement la situation et d'initier une dialectique propice à l'action. Vous trouverez tout d'abord l'édito toujours très clair et percutant du rédacteur en chef de Socialter, Philippe Vio-Dury, qui invite à sauver les terres plutôt que de manière trop abstraite « la Terre ». Vous trouverez ensuite le non moins clair et non moins stimulant édito du collectif invité comme rédacteur en chef, Reprise de terres. Encore une fois, la présente contribution ne peut se substituer à une lecture concernée de votre part. Néanmoins, je ne résiste pas à relever 2 points saillants de leur propos qui expliquent d'ailleurs toute leur démarche : « (…) désormais, plus de 50 millions de personnes, sur les 67 que compte la France, vivent en ville -ce sont autant de « consommacteur.rices » coupé.es des moyens de leur subsistance alimentaire, phénomène qui n'épargne pas les campagnes. Les grandes agglomérations ne pourvoient plus aux besoins de leurs habitant.es, et le lien métabolique avec les terres agricoles environnantes a été rompu, comme le soulignait déjà Marx au XIXème siècle » (p.7). Donc : « Sans le retour de la question foncière dans les luttes, sans mouvements de mise en commun des terres, sans défense des vivants qui fabriquent, habitent et traversent ces milieux à leur manière, sans prise en compte des enjeux féministes, antiracistes et décoloniaux, il n'y aura pour nous aucune victoire politique à l'horizon. Le destin des luttes est arrimé à celui des terres. Pour notre futur : la terre ou rien ! » (p.9). Dans le prologue qui précède les 3 parties, il y a une formidable interview de la si nécessaire philosophe Isabelle Stengers. A ce propos encore plus que pour le reste de la revue, je recommande vivement la lecture entière de ce qu'elle nous dit car elle fait partie des rares personnes à avoir actuellement quelque chose à nous dire de profond, audible et salutaire. En clair, elle ouvre la voie tout en donnant le ton de la revue en prévenant qu'il s'agit certes de lutter mais en même temps de guérir. Les citations seraient trop nombreuses et elles sont si réjouissantes, je me contente donc de présenter à grands traits l'enjeu civilisationnel dont il est question, le substrat sans lequel rien ne sera possible : « Recomposer des communs depuis la terre réclame un combat d'ordre cosmopolitique. Autrement dit, les luttes de terrain devront aller de pair avec un bouleversement de nos conceptions, en vue de nouer des alliances avec les autres vivants » (p.23).


Après cet avant-goût déjà substantiel, place donc aux 3 parties qui forment le cœur du dossier. Elles riment, ce qui permet comme toute poésie de mémoriser ce dont il s'agit : « Emprise, reprise, déprise ». Dans un premier temps, le focus est donc mis sur l'accaparement dont les terres font l'objet via en particulier l'interview de la journaliste spécialiste des mutations du monde agricole Lucile Leclair (« La terre n'est pas un bien commun comme les autres », p.39) et un reportage pour le moins ancré et vertigineux sur le département du Vaucluse bétonné à tout va et cela à rebours de sa tradition agricole. La première a le mérite de pointer du doigt aussi les multinationales du luxe et de la cosmétique que l'on a tendance à d'autant plus oublier que l'on ne sait pas exactement ce qu'elles font ; le second insiste quant à lui aussi sur l'impact environnemental et alimentaire mais aussi hydrique d'une artificialisation au sens littéral du terme forcenée. La partie suivante s'ouvre sur un véritable et beau programme politique à travers la voix de Flaminia Paddeu, chercheuse en géographie et connue pour ses travaux sur l'agriculture urbaine : « Cultiver dans les ruines du capitalisme » (p.79). Mettant comme d'autres en garde contre la « dimension prométhéenne d'une agriculture urbaine high-tech et productiviste qui développe des fermes hydroponiques ou des cultures sous LED dans les containers » (p.82), elle préfère valoriser face à ce capitalisme urbain des initiatives comme les jardins des vertus d'Aubervilliers ou encore le Jardin joyeux à Rouen car : « C'est une remise en cause profonde de la séparation entre espaces urbains et agricoles, du rapport à la terre et de la production urbaine capitaliste. Et surtout, c'est un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler une écologie populaire ancrée dans des luttes locales » (p.83). On adorera (et on utilisera, sans oublier de passer le mot dans une optique subversive assumée car féconde) les quelques pages qui forment en fait un vrai manuel de « tactiques pour une stratégie foncière » (pp.84-91). Où il s'agit de savoir quoi faire en pratique : racheter des terres en soutenant en premier lieu Terre de liens dont c'est l'objet (voir aussi p.98), reprendre la terre par l'usage, faire en sorte que le droit et la loi changent comme la peur de camp, ou encore l'action directe (Soulèvements de la terre, mégabassines... autant de mots qui devraient vous dire quelque chose). On apprend aussi à faire connaissance avec des organisations qui mènent des actions intéressantes comme la foncière Antidote qui entend « défier le tout-puissant droit de propriété et pérenniser les luttes en recourant à un fonds de dotation » qui a d'ores et déjà permis à des lieux autogérés de s'établir, ou encore l'Association Accueil agricole et artisanal (A4) qui relie dans sa réflexion et à travers un réseau diverses questions comme celle des migrants, de leurs savoir-faire liés à leur terre d'origine et du travail digne qu'ils pourraient trouver dans nos contrées. Enfin, la dernière partie repose sur la nécessité plus fondamentale de lâcher prise même en matière de protection écologique et de repenser de fond en comble notre place en tant qu'humains, a fortiori comme paysans et consommateurs. Là encore, cela vaut vraiment la peine de consacrer le temps juste à la lecture de l'entretien réalisé avec les chercheurs en sciences sociales Bram Büscher et Rob Fletcher car ils ouvrent vraiment une fenêtre avec leur notion de « conservation conviviale » (p.133). Celle-ci « cherche à transcender d'un même geste le dualisme nature-culture et la croissance économique capitaliste » (p.137), autant dire qu'elle est synonyme de troisième voie face à l'exploitation et à la sanctuarisation qui peut très bien aussi cautionner l'exploitation partout où ce n'est pas sanctuarisé. Sur le terrain, cela se traduit par de nouvelles pratiques d'élevage dont il est possible de se faire une idée grâce au reportage dans le Marais breton intitulé « L'élevage à la rescousse du sauvage » (p.149) au sens où l'usage de techniques respectueuses du vivant travaillent à la préservation de la biodiversité des zones humides. Là encore, on fait connaissance avec des acteurs porteurs de solutions comme le réseau Paysans de nature qui épaule les agriculteurs pour combattre la mainmise de l'agro-industrie. Le hors-série se termine enfin sur des conseils de livres et de sites pour approfondir le sujet et, pourquoi pas, s'engager.


Au final, j'ai trouvé pertinente toute cette réflexion parce qu'elle permet aussi de remettre en perspective nos luttes et les thématiques qui, malgré tout pour un progrès, arrivent à se hisser sur l'agenda politico-médiatique. Ainsi, Le collectif Reprise de terres a totalement raison d'affirmer : « La catastrophe foncière en devenir nous est apparue (…) comme l'une des principales voies d'entrée des luttes écologiques pour les années à venir. Se focaliser sur le climat, comme la grande question globale et incontournable de notre temps, tend à nous éloigner encore plus de cette histoire politique de la prise de terres, du sol sous nos pieds, et à affaiblir nos puissances concrètes d'agir et de ressentir. Vouloir seulement « sauver le climat », c'est bien souvent s'habituer à demander aux Etats de diminuer les émissions de CO2. C'est s'affronter à un objet si grand qu'on y perd le sens de l'action et qu'on se résout à pousser les « décideurs » à agir contre leurs intérêts. Les années passées ont vu l'émergence d'un « mouvement climat » qui s'interroge sur le besoin d'ancrer ses luttes localement. Au fond, nous proposons à ce mouvement une autre manière de « revenir sur Terre », pas forcément simple, mais d'autant plus effective : en reprenant des terres ! C'est par là aussi, concrètement, que la part destructrice de notre cosmologie moderne se transformera et se réinventera. C'est par la tangibilité de nos reprises de terres que l'on pourra retrouver une prise sur les dérèglements du climat » (p.8).


En définitive, chacun peut agir en portant attention à l'origine des produits alimentaires -mais pas que- consommés quotidiennement et en s'insérant au maximum dans des boucles locales et autres circuits courts (coopératives locales et bio, AMAP bio...). Vous pouvez aussi vous abonner utilement à Socialter en suivant ce lien https://www.socialter.fr/abonnements.


Je termine cette chronique en revenant une fois n'est pas coutume au philosophe Baptiste Morizot dont les travaux font à chacune de ses publications avancer la réflexion sur la nécessaire évolution des relations entre les humains et les non-humains. Il est question de place, de céder, de retrouver, de laisser de la place à chacun en fonction de ses besoins spécifiques mais surtout d'une même valeur ontologique, c'est-à-dire propre à chaque sujet... relié aux autres. S'il dans le texte suivant il s'agit bien d'ours, il ne s'agit pas que d'ours : « Un seul ours invisible transforme toute une chaîne de montagne, il la recouvre d'un autre éclat. Il fait émerger d'autres pôles dans le monde, car nous ne sommes plus le seul sujet, le seul point de vue qui figure le monde : la peur légère, même si le risque est très faible, nous force à reconnaître qu'il y a une autre sujet qui nous objectifie, du seul fait qu'il peut nous traiter en objet, c'est-à-dire nous faire subir sa volonté contre notre gré. Il nous restitue notre statut écologique parmi les vivants, pris dans la grande circulation de l'énergie biotique. Il nous rappelle nos obligations diplomatiques envers elle, qui nous fonde. La nature devient cette pluralité de points de vue qu'elle n'a cessé d'être que lorsque, éradiquant tous les grands prédateurs, nous nous sommes érigés en point de vue unique sur une nature inanimée, aplatie en matière sans esprits, réduite en ressources à portée de main, et occultée en miroir de soi ».


Sur la piste animale

https://www.actes-sud.fr/node/63437



Citoyennement vôtre,

©Yolaine de LocoBio,

Février 2023



 
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