Chronique
163
Sécurité
alimentaire, qui veille au grain :
on se le demande bien !
La
crise énergétique actuelle met une fois de plus en évidence la
profonde inadaptation du système agroalimentaire qui s'est
massivement imposé depuis le 2ème conflit mondial.
On a connaissance de cette inadaptation depuis au moins 50 ans car
les premiers chocs pétroliers datent du début des années 70 et
l'excessive dépendance de ce secteur à des énergies fossiles
nuisibles à plus d'un titre aurait dû alerter de manière
concluante. Cela n'a pas été le cas. La remise en cause directe de
ce système depuis maintenant plusieurs années explique désormais
la mise sur agenda politique de cette question
forcément brûlante puisqu'elle concerne a minima nos besoins vitaux
quotidiens.
Dans ce contexte inquiétant et décourageant, certains choisissent
d'utiliser leur intelligence et des moyens modestes au regard de ceux
que devraient mettre les responsables d'ordres divers pour penser
un monde meilleur ;
ce qui passe en particulier par l'organisation
de la transition alimentaire.
Plusieurs chroniques ont déjà été consacrées aux premiers
travaux éclairants menés à ce sujet par la
formidable équipe des Greniers d'Abondance
(Vers
la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à
l'échelle des territoires,
2020 ; chroniques 120 et avant) . Les voici de retour pour la
raison suivante : « Dans
un précédent ouvrage, nous avons détaillé les
moyens dont disposent les collectivités territoriales pour renforcer
localement la résilience alimentaire. Si cette échelle d'action est
pertinente d'un point de vue géographique et suscite un intérêt
politique croissant, les possibilités de transformation du système
alimentaire d'un territoire demeurent largement contraintes par le
contexte économique et réglementaire.
Aussi nécessaires soient-elles, les initiatives en matière de
transition agricole et alimentaire sont vouées à s'inscrire aux
marges du modèle agro-industriel dominant tant que subsisteront les
verrous présentés dans la partie précédente (je
les énumère plus loin dans la présente chronique). Nous
proposons donc (…)
un
ensemble de mesures d'envergure nationale et européenne permettant
de lever ces verrous et d'engager une transformation du système
alimentaire à la hauteur des enjeux »
(p.76 ; c'est moi qui met en gras). Telle est donc l'ambition de
cet ensemble de chercheurs qui produisent eux-mêmes des études et
s'appliquent à nous transmettre également la synthèse d'études
menées par d'autres spécialistes.
Avant
de préciser pourquoi je recommande bien évidemment la lecture et
la large diffusion de ce livre Qui veille au grain ? Sécurité alimentaire : une affaire d'Etat, je tiens à redonner en
m'appuyant sur lui quelques clés de compréhension de ce sujet
car, on ne le répètera jamais assez, il nous concerne tous.
D'abord car jusqu'à nouvel ordre nous avons tous besoin de nous
nourrir plusieurs fois par jours, et de bien nous nourrir. Or ce
n'est absolument pas le cas. D'autre part, par principe républicain
d'égalité et de fraternité, il est impensable non seulement que
cette situation persiste mais plus encore qu'elle y soit condamnée
par manque de débat démocratique à son endroit. Or là
encore, c'est le cas et le fond du problème renvoie bien au titre
de ce rapport, à savoir qui décide pour la majorité (pour ne pas
dire pour tous), concernant des besoins essentiels ? Composé
de 5 parties, la réflexion proposée prend logiquement pour point
de départ là où nous en sommes actuellement et le moins que l'on
puisse dire est que le système agroalimentaire, qui s'insère plus
généralement dans le modèle néolibéral ultra capitaliste,
apparaît à la fois défaillant, vulnérable et je dirais malsain,
trouble et dangereux, compte-tenu de la nature des obstacles à
surmonter.
Alors
reprenons dans l'ordre : pourquoi défaillant ? Le
constat des auteurs est sans appel car environ la moitié de la
population mondiale est victime de malnutrition (donc bien le Nord
comme la Sud, personne n'y échappe), le comble étant qu'elle
affecte en premier lieu ceux qui nous nourrissent et sont de moins en
moins nombreux, à savoir les paysans. Les failles du système se
retrouvent également sur le chapitre trop souvent invisibilisé des
conditions de travail nivelées par le bas et, bien sûr, de
« l'environnement » qui ramasse un max si on veut parler
vulgairement c'est-à-dire se mettre au niveau du registre imposé
par tout ce médiocre fonctionnement. Émissions de gaz à effet
de serre, déforestation, perte irrémédiable (et coupable :
de quel droit les hommes se parent-ils pour détruire ce dont
ils sont eux-mêmes issus?) de la biodiversité, tout y passe en
véritables défauts plus que problématiques. Au final,
c'est-à-dire si on dresse le coût réel de notre alimentation
sur la base de ce que l'on appelle pudiquement les « externalités
négatives », autant sanitaires que socio-économiques et
environnementales, le bilan est proprement catastrophique.
Bon,
concernant la vulnérabilité de ce qui forme donc tout un système
à repenser et remplacer d'urgence (car on est de plus en plus
face à une situation de crise à force de ne rien savoir, de ne rien
vouloir savoir et d'être sous l'emprise d'irresponsables en aucun
cas soucieux de l'intérêt général et des biens communs), oui
cette vulnérabilité impose elle aussi de pratiquer beaucoup de
sophrologie ou autre technique pour rester calme:). Où on mesure que
notre alimentation est sous le coup d'un double danger. A la
fois celui induit par un ensemble de bouleversements globaux comme le
dérèglement climatique, l'effondrement de la biodiversité,
l'épuisement des ressources énergétiques et les tensions
économico-politiques. Mais également un danger généré par
l'organisation propre au système agro-industriel : des
agriculteurs en nombre insuffisant, des systèmes agricoles trop
homogènes quant aux paysages et aux productions, des sols dégradés,
une urbanisation galopante, etc... Là encore, rien de très
rassurant.
Bon,
mais alors comment se rassurer ? Désolée mais certainement pas
si on s'intéresse à ce qui fait système et ce système en
particulier, à savoir les verrous identifiés sans détour et
énumérés dans la 4ème partie (voir schéma p.67 et pages
suivantes). Voici donc la liste des principales gênes à tout
changement :
-
La
politique commerciale et agricole, tant au niveau international
qu'européen. Car elle « généralise
la concurrence et nivelle par le bas les systèmes de production.
Entrave la régulation des marchés ».
-
La
concentration du pouvoir. « Fausse
le fonctionnement des marchés. Oriente les pratiques agricoles.
S'oppose aux transformations politiques ».
-
L'imprégnation
idéologique. « Oriente
la formulation des problèmes et empêche l'exploration
d'alternatives. Normalise le faible prix de l'alimentation ».
-
La
spécialisation des productions. « S'oppose
à la diversification des cultures et au rééquilibrage spatial des
filières ».
-
Les
investissements à rentabiliser, ce qui « empêche
le changement des pratiques agricoles et l'organisation des sites de
transformation ».
-
La
configuration actuelle de l'emploi qui « s'oppose
au rééquilibrage spatial des filières et aux réductions
sectorielles d'activités ».
-
La
précarité alimentaire qui, elle, « empêche
une hausse des prix alimentaires",
autant dire les payer enfin à leur juste prix et rémunérer enfin
en fonction d'une juste valeur les agriculteurs.trices.
-
Le
poids du capital et de l'endettement dans les exploitations
agricoles, lequel « rigidifie
les systèmes agricoles et s'oppose au renouvellement des actifs ».
-
La
construction de l'identité professionnelle qui se montre opposée à
l'évolution des pratiques et des transformations politiques
(crispation corporatiste et identitaire car la majorité des
producteurs voient souvent à juste titre plus leur remise en cause
et leur perte qu'un accompagnement pour voir autrement les choses et
faire évoluer leurs pratiques, leur métier). Une fois de plus, le
constat des auteurs va droit au but et il faut faire beaucoup, oui
beaucoup de sophrologie pour l'encaisser et trouver du courage pour
continuer le combat car : « La
construction du modèle agro-industriel s'est accompagnée de la
mise en place d'un certain nombre de verrous d'ordre économique,
réglementaire, politique, technique, et sociologique. Ceux-ci se
renforcent mutuellement et s'opposent au développement d'un modèle
alternatif. Quand
bien même des agriculteurs ou des entreprises seraient convaincus
de la nécessité de changer leurs pratiques ou de transformer leur
modèle économique, leurs marges de manœuvre réelles dans le
contexte économique et politique actuel sont très limitées »
(p.67, sachant que ce n'est pas moi qui souligne en mettant en gras
mais eux, c'est dire comme les choses sont claires et appellent
globalement à un changement des règles du jeu, à commencer par
celles du commerce international).
Bon,
une fois que nous sommes au fait de la situation, que faire ? Eh
bien se mobiliser pour bâtir au contraire un système alimentaire
résilient (même si vous savez que je n'ai pas une folle affection
pour ce mot, du moins son usage excessif à cause de trop de
récupération) et surtout enfin durable. Rien, c'est-à-dire aucune
solution concrète, ne sera possible sans un changement de paradigme
soit sans une rupture réelle avec ce dont nous avons malheureusement
hérité et qui demeure avec une arrogance aussi stupéfiante que
déplacée. Il en va ainsi de toute la mythologie autour du Progrès,
de la Modernité et de l'adoration dont l'approche techniciste fait
l'objet. A ce sujet, les auteurs notent bien que tout changement « va
à l'encontre d'un certain nombre de récits qui cherchent à
légitimer le modèle agro-industriel et à orienter son
fonctionnement. Il s'agit par exemple de l'idée selon laquelle seule
une augmentation de la production peut faire face aux besoins d'une
population croissante, que l'innovation technologique permettra de
résoudre les problèmes auxquels les systèmes alimentaires sont
confrontés, ou encore qu'une nourriture à bas prix est un gage de
prospérité »
(p.57). Pour étayer leur proposition, il est rappelé que la
majorité des études convergent actuellement vers la promotion des 3
piliers sur lesquels doit reposer le nouveau modèle
agro-alimentaire :
-
La
réduction de plus de 50% de la production globale et de la
consommation d'aliments d'origine animale en particulier
-
La
généralisation de l'agroécologie, brièvement définie comme
prenant « la
forme d'un ensemble de principes et de pratiques cherchant à
substituer aux interventions humaines les processus naturellement à
l'œuvre dans les écosystèmes »
(p.53). Cela vise notamment à en finir avec les pesticides et
autres fameux « intrants » chimiques dont la production
localisée dans certains pays explique en partie l'aide dispensée à
l'Ukraine qui nous en fournit sans que cela ne soit trop mis en
avant ni par les politiques ni par les media mainstream.
-
L'ancrage
des systèmes alimentaires dans les territoires, autrement appelée
reterritorialisation de l'alimentation sans revenir tout à fait à
l'organisation spatiale ancienne mais en retrouvant quelque bon
sens pouvant guider l'action publique.
Le
livre se termine par les leviers à actionner pour atteindre
cet objectif ambitieux. Sans surprise, l'accent est mis sur ce qui
peut être fait aux échelles nationale et européenne. Je dis
« sans surprise » car même si on s'éloigne de l'échelon
local plus tangible, c'est un peu là que résident nos pauvres
marges d'action tant qu'on n'aura pas le courage de renverser tout un
système de pensée incarné par un système d'acteurs désormais
bien enracinés. Dans cette perspective, les solutions avancées sont
les suivantes :
-
Création
d'une sécurité
sociale de l'alimentation,
donc tout bonnement « créer
une nouvelle branche au sein de la sécurité sociale pour garantir
une alimentation saine et durable à toute la population »
(p.77). (je reviendrai plus en profondeur sur ce thème dans des
chroniques ultérieures).
-
Conception
et financement de communs nourriciers, à la fois pour la
production agricole mais aussi dans d'autres domaines du système
alimentaire comme les semences, les outils de transformation, les
entreprises de logistique de transport...
-
Révision
en profondeur des politiques européennes, avec en ligne de
mire la promotion du « juste-échange » via une
rénovation des politiques commerciales, en finir avec le serpent de
mer d'une vraie nouvelle politique agricole commune et mener une
politique monétaire prévoyant une juste compensation des pertes
inévitables liées à la Transition de même que le financement de
celle-ci.
On
le constate, plutôt bio et local de préférence, le moins que l'on
puisse dire est que l'on a du pain sur la planche. Ce que je retiens
de cette nouvelle livraison des Greniers d'Abondance est qu'aucune
issue ne sera possible sans prendre une option véritablement
politique, fixer un cap de cette nature et à hauteur des enjeux
attachés à une alimentation de qualité, en quantité suffisante et
accessible à tous en tout temps. Ce que je retiens aussi, c'est
le grand nombre de qualités dont fait montre ce dernier travail
au regard d'une seule faiblesse que je relèverais et que j'ai
déjà suggérée : autant le plan d'action, on serait tenté de
dire « d'attaque » est clair, détaillé, convaincant, à
l'échelle locale voire nationale et européenne, autant plus on part
sur le global plus le propos est moins précis et offensif mais sans
doute s'agit-il là de cœur de métier ; et il est vrai que
l'Organisation Mondiale du Commerce, pour ne citer qu'elle, fait bien
partie du contexte dans lequel s'insère la réflexion des auteurs,
elle campe parmi les problèmes de taille sur lesquels réfléchir et
agir pour promouvoir des solutions mais à un moment donné chacun
est doté d'une expertise particulière et j'ajouterais de moyens mis
au service d'un combat à la David contre Goliath. A part ce petit
bémol que l'on peut sans difficulté compenser en s'intéressant
notamment aux travaux et aux actions des Économistes atterrés,
d'Attac ou encore de la Via Campesina, je recommande chaudement cette
étude pour les motifs suivants :
-
elle
est claire, dense et néanmoins abordable
-
pour
la somme très raisonnable de 16 euros et moins de 100 pages, vous
serez sûrs de ne pas perdre votre temps en conneries du style
vidéos de chats sur le Net et, en plus, vous soutiendrez par votre
achat les remarquables et durables Editions Yves Michel.
-
cette
étude est largement étayée par nombre d'autres travaux, des
chiffres dont certains sont, je l'avoue assez parlants en eux-mêmes
et vertigineux
-
elle
est très pédagogique et, lorsqu'il le faut, fournit des
définitions comme par exemple p.28 afin de bien distinguer menace,
perturbation, risque majeur et facteur de risque.
-
comme
l'ouvrage précédent, elle est abondamment illustrée d'images de
différentes natures (photos, schémas) qui agrémentent et
facilitent un peu plus sa lecture.
-
contrairement
aux acteurs dominants du système en particulier agro-alimentaire,
elle accepte la discussion et répond d'emblée aux objections les
plus fréquentes qui freinent tout changement (p.58 et suivantes,
notamment sur la question des problèmes éventuels de santé si on
mangeait moins de viande, le coût des aliments s'ils étaient
produits différemment).
En
conclusion, et même si je suis de nature pacifique, il ne faut pas
se leurrer : pour le coup, nous
sommes vraiment en guerre
car « les
transformations nécessaires sont d'autant plus difficiles à mettre
à l'agenda politique que ceux qui ont le plus à perdre sont
puissants et organisés »
(p.69), lobbies des grands groupes et publicité des grandes marques
alimentaires en tête.
Avant
de vous quitter en vous souhaitant de lumineuses fêtes, je voudrais
rendre hommage à un écrivain qui nous a tristement quittés, le si
grand et si humble Christian
Bobin.
Difficile de choisir dans son œuvre ce qui pourrait nous guider car
tout nous guide en elle. Voici tout de même, extrait de La
plus que vive,
de quoi nous réchauffer un peu les cœurs à la suite de sa
disparition et dans l'espoir
d'être acteurs de notre propre résurrection :
« Le
monde n'est si meurtrier que parce qu'il est aux mains de gens qui
ont commencé par se tuer eux-mêmes, par étrangler en eux toute
confiance instinctive, toute liberté donnée de soi à soi. Je suis
toujours étonné de voir le peu de liberté que chacun s'autorise,
cette manière de coller sa respiration à la vitre des conventions,
et la buée que cela donne, l'empêchement de vivre, d'aimer ».
Citoyennement
vôtre,
©Yolaine
de LocoBio,
Décembre
2022
|