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Cogitations et actions
Chronique 163
19-12-2022

 

Chronique 163

 

Sécurité alimentaire, qui veille au grain :

on se le demande bien !

 

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La crise énergétique actuelle met une fois de plus en évidence la profonde inadaptation du système agroalimentaire qui s'est massivement imposé depuis le 2ème conflit mondial. On a connaissance de cette inadaptation depuis au moins 50 ans car les premiers chocs pétroliers datent du début des années 70 et l'excessive dépendance de ce secteur à des énergies fossiles nuisibles à plus d'un titre aurait dû alerter de manière concluante. Cela n'a pas été le cas. La remise en cause directe de ce système depuis maintenant plusieurs années explique désormais la mise sur agenda politique de cette question forcément brûlante puisqu'elle concerne a minima nos besoins vitaux quotidiens. Dans ce contexte inquiétant et décourageant, certains choisissent d'utiliser leur intelligence et des moyens modestes au regard de ceux que devraient mettre les responsables d'ordres divers pour penser un monde meilleur ; ce qui passe en particulier par l'organisation de la transition alimentaire

Plusieurs chroniques ont déjà été consacrées aux premiers travaux éclairants menés à ce sujet par la formidable équipe des Greniers d'Abondance (Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l'échelle des territoires, 2020 ; chroniques 120 et avant) . Les voici de retour pour la raison suivante : « Dans un précédent ouvrage, nous avons détaillé les moyens dont disposent les collectivités territoriales pour renforcer localement la résilience alimentaire. Si cette échelle d'action est pertinente d'un point de vue géographique et suscite un intérêt politique croissant, les possibilités de transformation du système alimentaire d'un territoire demeurent largement contraintes par le contexte économique et réglementaire. Aussi nécessaires soient-elles, les initiatives en matière de transition agricole et alimentaire sont vouées à s'inscrire aux marges du modèle agro-industriel dominant tant que subsisteront les verrous présentés dans la partie précédente (je les énumère plus loin dans la présente chronique). Nous proposons donc (…) un ensemble de mesures d'envergure nationale et européenne permettant de lever ces verrous et d'engager une transformation du système alimentaire à la hauteur des enjeux » (p.76 ; c'est moi qui met en gras). Telle est donc l'ambition de cet ensemble de chercheurs qui produisent eux-mêmes des études et s'appliquent à nous transmettre également la synthèse d'études menées par d'autres spécialistes.

 

Avant de préciser pourquoi je recommande bien évidemment la lecture et la large diffusion de ce livre Qui veille au grain ? Sécurité alimentaire : une affaire d'Etat, je tiens à redonner en m'appuyant sur lui quelques clés de compréhension de ce sujet car, on ne le répètera jamais assez, il nous concerne tous. D'abord car jusqu'à nouvel ordre nous avons tous besoin de nous nourrir plusieurs fois par jours, et de bien nous nourrir. Or ce n'est absolument pas le cas. D'autre part, par principe républicain d'égalité et de fraternité, il est impensable non seulement que cette situation persiste mais plus encore qu'elle y soit condamnée par manque de débat démocratique à son endroit. Or là encore, c'est le cas et le fond du problème renvoie bien au titre de ce rapport, à savoir qui décide pour la majorité (pour ne pas dire pour tous), concernant des besoins essentiels ? Composé de 5 parties, la réflexion proposée prend logiquement pour point de départ là où nous en sommes actuellement et le moins que l'on puisse dire est que le système agroalimentaire, qui s'insère plus généralement dans le modèle néolibéral ultra capitaliste, apparaît à la fois défaillant, vulnérable et je dirais malsain, trouble et dangereux, compte-tenu de la nature des obstacles à surmonter.


Alors reprenons dans l'ordre : pourquoi défaillant ? Le constat des auteurs est sans appel car environ la moitié de la population mondiale est victime de malnutrition (donc bien le Nord comme la Sud, personne n'y échappe), le comble étant qu'elle affecte en premier lieu ceux qui nous nourrissent et sont de moins en moins nombreux, à savoir les paysans. Les failles du système se retrouvent également sur le chapitre trop souvent invisibilisé des conditions de travail nivelées par le bas et, bien sûr, de « l'environnement » qui ramasse un max si on veut parler vulgairement c'est-à-dire se mettre au niveau du registre imposé par tout ce médiocre fonctionnement. Émissions de gaz à effet de serre, déforestation, perte irrémédiable (et coupable : de quel droit les hommes se parent-ils pour détruire ce dont ils sont eux-mêmes issus?) de la biodiversité, tout y passe en véritables défauts plus que problématiques. Au final, c'est-à-dire si on dresse le coût réel de notre alimentation sur la base de ce que l'on appelle pudiquement les « externalités négatives », autant sanitaires que socio-économiques et environnementales, le bilan est proprement catastrophique.


Bon, concernant la vulnérabilité de ce qui forme donc tout un système à repenser et remplacer d'urgence (car on est de plus en plus face à une situation de crise à force de ne rien savoir, de ne rien vouloir savoir et d'être sous l'emprise d'irresponsables en aucun cas soucieux de l'intérêt général et des biens communs), oui cette vulnérabilité impose elle aussi de pratiquer beaucoup de sophrologie ou autre technique pour rester calme:). Où on mesure que notre alimentation est sous le coup d'un double danger. A la fois celui induit par un ensemble de bouleversements globaux comme le dérèglement climatique, l'effondrement de la biodiversité, l'épuisement des ressources énergétiques et les tensions économico-politiques. Mais également un danger généré par l'organisation propre au système agro-industriel : des agriculteurs en nombre insuffisant, des systèmes agricoles trop homogènes quant aux paysages et aux productions, des sols dégradés, une urbanisation galopante, etc... Là encore, rien de très rassurant.


Bon, mais alors comment se rassurer ? Désolée mais certainement pas si on s'intéresse à ce qui fait système et ce système en particulier, à savoir les verrous identifiés sans détour et énumérés dans la 4ème partie (voir schéma p.67 et pages suivantes). Voici donc la liste des principales gênes à tout changement :

  • La politique commerciale et agricole, tant au niveau international qu'européen. Car elle « généralise la concurrence et nivelle par le bas les systèmes de production. Entrave la régulation des marchés ».

  • La concentration du pouvoir. « Fausse le fonctionnement des marchés. Oriente les pratiques agricoles. S'oppose aux transformations politiques ».

  • L'imprégnation idéologique. « Oriente la formulation des problèmes et empêche l'exploration d'alternatives. Normalise le faible prix de l'alimentation ».

  • La spécialisation des productions. « S'oppose à la diversification des cultures et au rééquilibrage spatial des filières ».

  • Les investissements à rentabiliser, ce qui « empêche le changement des pratiques agricoles et l'organisation des sites de transformation ».

  • La configuration actuelle de l'emploi qui « s'oppose au rééquilibrage spatial des filières et aux réductions sectorielles d'activités ».

  • La précarité alimentaire qui, elle, « empêche une hausse des prix alimentaires", autant dire les payer enfin à leur juste prix et rémunérer enfin en fonction d'une juste valeur les agriculteurs.trices.

  • Le poids du capital et de l'endettement dans les exploitations agricoles, lequel « rigidifie les systèmes agricoles et s'oppose au renouvellement des actifs ».

  • La construction de l'identité professionnelle qui se montre opposée à l'évolution des pratiques et des transformations politiques (crispation corporatiste et identitaire car la majorité des producteurs voient souvent à juste titre plus leur remise en cause et leur perte qu'un accompagnement pour voir autrement les choses et faire évoluer leurs pratiques, leur métier). Une fois de plus, le constat des auteurs va droit au but et il faut faire beaucoup, oui beaucoup de sophrologie pour l'encaisser et trouver du courage pour continuer le combat car : « La construction du modèle agro-industriel s'est accompagnée de la mise en place d'un certain nombre de verrous d'ordre économique, réglementaire, politique, technique, et sociologique. Ceux-ci se renforcent mutuellement et s'opposent au développement d'un modèle alternatif. Quand bien même des agriculteurs ou des entreprises seraient convaincus de la nécessité de changer leurs pratiques ou de transformer leur modèle économique, leurs marges de manœuvre réelles dans le contexte économique et politique actuel sont très limitées » (p.67, sachant que ce n'est pas moi qui souligne en mettant en gras mais eux, c'est dire comme les choses sont claires et appellent globalement à un changement des règles du jeu, à commencer par celles du commerce international).


Bon, une fois que nous sommes au fait de la situation, que faire ? Eh bien se mobiliser pour bâtir au contraire un système alimentaire résilient (même si vous savez que je n'ai pas une folle affection pour ce mot, du moins son usage excessif à cause de trop de récupération) et surtout enfin durable. Rien, c'est-à-dire aucune solution concrète, ne sera possible sans un changement de paradigme soit sans une rupture réelle avec ce dont nous avons malheureusement hérité et qui demeure avec une arrogance aussi stupéfiante que déplacée. Il en va ainsi de toute la mythologie autour du Progrès, de la Modernité et de l'adoration dont l'approche techniciste fait l'objet. A ce sujet, les auteurs notent bien que tout changement « va à l'encontre d'un certain nombre de récits qui cherchent à légitimer le modèle agro-industriel et à orienter son fonctionnement. Il s'agit par exemple de l'idée selon laquelle seule une augmentation de la production peut faire face aux besoins d'une population croissante, que l'innovation technologique permettra de résoudre les problèmes auxquels les systèmes alimentaires sont confrontés, ou encore qu'une nourriture à bas prix est un gage de prospérité » (p.57). Pour étayer leur proposition, il est rappelé que la majorité des études convergent actuellement vers la promotion des 3 piliers sur lesquels doit reposer le nouveau modèle agro-alimentaire :

  • La réduction de plus de 50% de la production globale et de la consommation d'aliments d'origine animale en particulier

  • La généralisation de l'agroécologie, brièvement définie comme prenant « la forme d'un ensemble de principes et de pratiques cherchant à substituer aux interventions humaines les processus naturellement à l'œuvre dans les écosystèmes » (p.53). Cela vise notamment à en finir avec les pesticides et autres fameux « intrants » chimiques dont la production localisée dans certains pays explique en partie l'aide dispensée à l'Ukraine qui nous en fournit sans que cela ne soit trop mis en avant ni par les politiques ni par les media mainstream.

  • L'ancrage des systèmes alimentaires dans les territoires, autrement appelée reterritorialisation de l'alimentation sans revenir tout à fait à l'organisation spatiale ancienne mais en retrouvant quelque bon sens pouvant guider l'action publique.


Le livre se termine par les leviers à actionner pour atteindre cet objectif ambitieux. Sans surprise, l'accent est mis sur ce qui peut être fait aux échelles nationale et européenne. Je dis « sans surprise » car même si on s'éloigne de l'échelon local plus tangible, c'est un peu là que résident nos pauvres marges d'action tant qu'on n'aura pas le courage de renverser tout un système de pensée incarné par un système d'acteurs désormais bien enracinés. Dans cette perspective, les solutions avancées sont les suivantes :

  • Création d'une sécurité sociale de l'alimentation, donc tout bonnement « créer une nouvelle branche au sein de la sécurité sociale pour garantir une alimentation saine et durable à toute la population » (p.77). (je reviendrai plus en profondeur sur ce thème dans des chroniques ultérieures).

  • Conception et financement de communs nourriciers, à la fois pour la production agricole mais aussi dans d'autres domaines du système alimentaire comme les semences, les outils de transformation, les entreprises de logistique de transport...

  • Révision en profondeur des politiques européennes, avec en ligne de mire la promotion du « juste-échange » via une rénovation des politiques commerciales, en finir avec le serpent de mer d'une vraie nouvelle politique agricole commune et mener une politique monétaire prévoyant une juste compensation des pertes inévitables liées à la Transition de même que le financement de celle-ci.

     

On le constate, plutôt bio et local de préférence, le moins que l'on puisse dire est que l'on a du pain sur la planche. Ce que je retiens de cette nouvelle livraison des Greniers d'Abondance est qu'aucune issue ne sera possible sans prendre une option véritablement politique, fixer un cap de cette nature et à hauteur des enjeux attachés à une alimentation de qualité, en quantité suffisante et accessible à tous en tout temps. Ce que je retiens aussi, c'est le grand nombre de qualités dont fait montre ce dernier travail au regard d'une seule faiblesse que je relèverais et que j'ai déjà suggérée : autant le plan d'action, on serait tenté de dire « d'attaque » est clair, détaillé, convaincant, à l'échelle locale voire nationale et européenne, autant plus on part sur le global plus le propos est moins précis et offensif mais sans doute s'agit-il là de cœur de métier ; et il est vrai que l'Organisation Mondiale du Commerce, pour ne citer qu'elle, fait bien partie du contexte dans lequel s'insère la réflexion des auteurs, elle campe parmi les problèmes de taille sur lesquels réfléchir et agir pour promouvoir des solutions mais à un moment donné chacun est doté d'une expertise particulière et j'ajouterais de moyens mis au service d'un combat à la David contre Goliath. A part ce petit bémol que l'on peut sans difficulté compenser en s'intéressant notamment aux travaux et aux actions des Économistes atterrés, d'Attac ou encore de la Via Campesina, je recommande chaudement cette étude pour les motifs suivants :

  • elle est claire, dense et néanmoins abordable

  • pour la somme très raisonnable de 16 euros et moins de 100 pages, vous serez sûrs de ne pas perdre votre temps en conneries du style vidéos de chats sur le Net et, en plus, vous soutiendrez par votre achat les remarquables et durables Editions Yves Michel.

  • cette étude est largement étayée par nombre d'autres travaux, des chiffres dont certains sont, je l'avoue assez parlants en eux-mêmes et vertigineux

  • elle est très pédagogique et, lorsqu'il le faut, fournit des définitions comme par exemple p.28 afin de bien distinguer menace, perturbation, risque majeur et facteur de risque.

  • comme l'ouvrage précédent, elle est abondamment illustrée d'images de différentes natures (photos, schémas) qui agrémentent et facilitent un peu plus sa lecture.

  • contrairement aux acteurs dominants du système en particulier agro-alimentaire, elle accepte la discussion et répond d'emblée aux objections les plus fréquentes qui freinent tout changement (p.58 et suivantes, notamment sur la question des problèmes éventuels de santé si on mangeait moins de viande, le coût des aliments s'ils étaient produits différemment).

     

En conclusion, et même si je suis de nature pacifique, il ne faut pas se leurrer : pour le coup, nous sommes vraiment en guerre car « les transformations nécessaires sont d'autant plus difficiles à mettre à l'agenda politique que ceux qui ont le plus à perdre sont puissants et organisés » (p.69), lobbies des grands groupes et publicité des grandes marques alimentaires en tête.


Avant de vous quitter en vous souhaitant de lumineuses fêtes, je voudrais rendre hommage à un écrivain qui nous a tristement quittés, le si grand et si humble Christian Bobin. Difficile de choisir dans son œuvre ce qui pourrait nous guider car tout nous guide en elle. Voici tout de même, extrait de La plus que vive, de quoi nous réchauffer un peu les cœurs à la suite de sa disparition et dans l'espoir d'être acteurs de notre propre résurrection : « Le monde n'est si meurtrier que parce qu'il est aux mains de gens qui ont commencé par se tuer eux-mêmes, par étrangler en eux toute confiance instinctive, toute liberté donnée de soi à soi. Je suis toujours étonné de voir le peu de liberté que chacun s'autorise, cette manière de coller sa respiration à la vitre des conventions, et la buée que cela donne, l'empêchement de vivre, d'aimer ».


Citoyennement vôtre,

©Yolaine de LocoBio,

Décembre 2022

 
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