Complexité,
vous avez dit complexité ?
A
propos du "cuir" végan
Par
hasard, j'ai entendu une expression qui revient assez souvent et qui
fatigue un peu à force. Je ne sais plus qui parlait et disait qu'il
avait dû sortir de sa zone de confort pour, ah si je me souviens,
sortir un disque, donc créer. On pourrait croire que cette exigence
de sortir de sa zone de confort n'est réservée qu'à des métiers
socialement identifiés comme créatifs, la figure de l'artiste
paraissant à ce titre emblématique. Mais la vérité est tout
autre, pour ne pas dire opposée : en fait, nous croyons tous
être dans une zone de confort alors que ce n'est peut-être pas tout
à fait le cas. En effet, cet espace est en principe celui dans
lequel on choisit – à voir ce que recouvre ici le mot « choix »-
de rester car il est synonyme de sécurité et donc de contrôle sur
soi, son environnement. Au-delà, il y a la zone de peur que l'on
évite souvent soigneusement car elle génère un stress difficile à
gérer. Mais il y a encore en un sens pire avec ensuite la zone
d'apprentissage puis celle de croissance où il s'agit d'acquérir de
nouvelles compétences pour affronter de nouvelles situations et en
définitive atteindre des objectifs alignés avec le sens profond des
choses, à commencer par celui de sa propre vie. Ce qu'il y a de
frappant, c'est que finalement qui croit être bien tranquillou dans
sa zone de confort n'y est sans doute pas. Que constate-t-on
aujourd'hui ? Au contraire un sentiment d'insécurité très
justifié par la précarité, la pauvreté grandissantes et
l'incapacité d'un acteur comme l'Etat autrefois régulateur et
correcteur d'injustices d'apporter un minimum de sécurité. Du moins
le contrat social était-il basé sur cette idée, on l'a fait accepter,
qu'il détient pas moins que le monopole de l'usage légitime de la
violence physique (merci cher Max Weber) et, en échange, les individus
en tirent bénéfice en
termes de sécurité tant symbolique que matérielle. Or là,
actuellement, nous nageons en pleine insécurité objective et
subjective, ce qui revient au même car la subjectivité, ce que
croient les individus, est façonneuse de réalité. Deuxième
constat inquiétant : non seulement nous ne sommes pas vraiment
dans une zone prétendument de sécurité mais en plus on est à
cheval sur la zone de peur, laquelle est tout à fait à son aise
puisqu'elle occupe une zone à part entière qui se
caractérise par le fait d'être soumis aux jugements d'autrui, de se
chercher des excuses et de manquer de confiance en soi. On peut penser
ce que l'on veut de ces schémas emprunts de psychologie et de
management, n'empêche que si l'on réfléchit, peu d'entre nous
peuvent prétendre y échapper, voire ne pas les illustrer au point
d'en devenir des caricatures. Donc au final tout cela est vraiment
dommage car on croit, on se persuade sans doute d'être bien au chaud
et que dehors, brrr..., il fait très froid, c'est dangereux, faut
surtout pas sortir, on va crever car le loup nous attend dans le
blizzard alors que nous on est à poil, totalement à poil en plus
dans le noir et avec un foulard rouge bien visible sur la tête en
mode Chaperon rouge somnanbule, et voilà que patatrac, justement, la
vérité est que nous ne sommes pas, ni objectivement ni
subjectivement, en sécurité. Donc tant qu'à faire, autant tout
faire pêter, à commencer par cette notion de zone de sécurité et
sa copine, celle de peur, pour faire notre boulot, merde, et grandir
enfin. Cela ne peut qu'être synonyme de créativité, et pas que
dans le champ artistique, dans tous les champs et pour tous, tous à
la recherche de solutions pour une vie meilleure parce que
franchement en ce moment on peut pas dire que ce soit terrible. En
clair, faudrait pas prendre des vessies pour des lanternes et prendre
pour de la zone de sécurité ce qui n'est que colonisation des
esprits et enfermement dans une insécurité de fait croissante. Tant
qu'à être sur le fil, autant faire le saut et qu'on n'en parle plus. ».
Alors
comment ? C'est bien joli tout ça, mais comment ? Grâce à
la pensée complexe. Oula, calmos, qu'est-ce que c'est encore que
ça ? Un truc abstrait, j'avoue, mais faudra s'y habituer un peu
et s'assurer que tout le monde suive plutôt que de privilégier un
abrutissement généralisé. Non, en fait, la pensée complexe...
c'est pas si complexe. C'est juste qu'elle détonne un peu face à une
propension naturelle à la simplification dont usent et abusent les
politiques (au sens large, y figurent aussi les grandes firmes et
leur stratégie de communication en roue libre de monolithisme),
propension renforcée par un niveau de connaissances de base et d'aptitude au débat en décroissance crasse. Car en soi cette pensée
va au contraire de soi tant elle correspond à ce qui devrait en
principe être notre intelligence supérieure et, surtout, elle et
elle seule peut nous permettre d'appréhender le vrai, seul défi qui
est le nôtre : la complexité du monde. Tout l'enjeu est donc
de se mettre enfin en phase, de porter le juste regard, un peu comme
de nouvelles lunettes qui élargiraient tellement le spectre que ça y
est : le spectre coïncide avec le réel ! Pensée complexe et
révolution, donc. Et quand je pense à pensée complexe, je pense
forcément -et certains d'entre vous avec moi- à notre cher Edgar
Morin qui a fêté cette année ses 100 ans. Encore un on se dit
qu'il faudrait surtout pas qu'il disparaisse, un peu comme un
Stéphane Hessel qui n'est plus là pour nous jeter dans l'arène
chaque jour avec son « Indignez-vous ». N'anticipons pas
trop, notre Edgar est encore bien là et constatons plutôt aussi
une réalité objective : l'essentiel de son œuvre est derrière
lui, sans doute, elle est très importante et nous avons la chance de
pouvoir jouir de cet héritage de son vivant, tout en le célébrant
encore comme cela s'est d'ailleurs passé de manière émouvante sur
un plateau télé (voir https://www.france.tv/france-5/c-l-hebdo/c-l-hebdo-saison-5/2533141-emission-speciale-pour-les-100-ans-d-edgar-morin.html). Sociologue et philosophe, en un sens
poète aussi, il a dès les années 80 appelé et travaillé à une
véritable réforme de la pensée occidentale, très cloisonnée et
cloisonnante. Selon lui, une approche pluridisciplinaire est
nécessaire pour relier, c'est-à-dire à la fois faire le lien,
percevoir les liens dans notre esprit, notre compréhension des
choses, mais aussi ensuite établir des ponts, ne pas sombrer dans
des séparations aussi artificielles qu'imposées. Il fut l'une de
mes lectures préférées lors de mes études de science politique,
science qui à mes yeux et au grand dam de mes professeurs à qui je
le disais n'existe pas en tant que telle puisqu'elle se situe
précisément au carrefour d'autres disciplines fondatrices comme
l'histoire, la sociologie, le droit, la géographie, la philosophie
politique bien sûr. Je n'ai pas cessé d'avoir de la curiosité pour
son œuvre, d'autant plus qu'elle a un peu inévitablement concerné
la « planète », une forme de conscience à cette
échelle, à un moment donné, plus dans les années 90. Le lien me
semble en effet évident avec l'écologie, finalement assimilable à
de la pensée complexe appliquée au vivant. Une définition simple,
fidèle et communément admise la désigne en effet comme la science
qui étudie -tiens tiens, une histoire de liens- les interactions
entre les êtres vivants d'une part et entre les êtres vivants et
leur milieu d'autre part. Autant dire que cela résonne avec une
approche que l'on qualifie plus aujourd'hui de holistique et que l'on
retrouve dans des notions comme écosystème. Lequel écosystème
peut à son tour à la fois renvoyer à soi-même, sa famille, sa
ville, la société, bref le monde et au-delà. Raisonner ainsi, sur
la base de ces cercles concentriques poreux, se nourrissant
réciproquement, n'est-il pas productif que de rester bloqué dans
ses zones de pseudo-confort et de vraie peur en rêvant encore un peu
-casque de réalité virtuelle aidant comme béquille anti-écologique
absolument- d'horizons d'apprentissage et de croissance véritables ?
Certes,
je l'avoue, tout cela est bien fatigant. On n'avait pas vu les choses
ainsi, on ne nous les avait pas vendues ainsi. Et pourtant maintenant
c'est ainsi et il va falloir faire avec, et en plus vite, le temps
presse. Après le comment faire pour sortir de fausses-vraies zones
grâce à la pensée complexe, on en est donc au comment faire
concrètement avec cette pensée complexe ? Car par définition
une révolution ne se fait pas à moitié. Je propose 3 voies :
d'abord accepter que les temps ont changé, qu'il est de notre belle
responsabilité d'inventer autre chose. Déjà, d'accepter et surtout
de n'attendre de personne cette autorisation, cette étape est
fondamentale. Ensuite, il faut se cultiver à tout crin, en attendant
de l'École qu'elle joue bien sûr son rôle et aussi la formation
continue qui est un droit dans un pays comme la France qui se veut
développé. Mais il faut aussi transformer l'autonomie d'acceptation
en autonomie de formation, autant dire être curieux, se former
soi-même tout le temps, et pour cela rien de tel que l'échange
aussi avec autrui. Enfin, il y a nettement moins drôle mais que
voulez-vous la besogne est sérieuse ou n'aboutira pas : sur la
base de cette sorte de culture générale constamment actualisée, il
faut se spécialiser afin de savoir de quoi on parle exactement et
d'agir avec le plus de succès. Et c'est là que l'écologie cesse
d'être un risque de vœu pieux, une version chimérique parce que
trop poétique de la vie : elle devient un peu sèchement
écoconception et laborieuse analyse de cycle de vie. Alors
là,
intégrer cette méthodologie qui permet de calculer l'impact
environnemental d'un produit à toutes les étapes de son
développement (de l'extraction des ressources à son enfouissement
s'il s'agit d'un sympathique déchet nucléaire... ou d'un canapé comme le
pratique les Québécois et cela m'avait en son temps effarée), il est
certain que
ca change d'air/ère. Et attention, il ne s'agit pas de trop se
planter car des décisions, en fait des milliers, des millions de
décisions, sont potentiellement prises à chaque instant sur cette
base pour savoir si tel ou tel produit doit être développé car il
est bien éco-compatible. Vous visualisez ? Vous avez le
vertige ? C'est normal ! Bienvenue dans le pays de la
complexité appliquée... tiens, pourquoi pas à un cas d'école
intéressant, le « cuir » végan ? Je mets les
guillemets, d'abord parce que l'article dont je vais vous parler en
met mais aussi parce qu'en tant qu'écrivain et politiste, je suis
particulièrement sensible au sens des mots. Du coup, c'est vrai, je
sursaute un peu quand j'entends parler de « boucherie »
ou de « fromage » végans (bientôt l'objet d'une de mes
aimables chroniques:)), non pas par conformisme mais je pense plus
approprié, surtout quand il s'agit d'une révolution de conscience
et sémantique, de dire enfin les choses comme elles sont. On est
alignés ou pas et je préfère à titre personnel, n'étant certes
pas dans le marketing, parler de protéines végétales ou, comme je
l'ai encore vu récemment, de « râpé façon emmental ».
Pour revenir au « cuir » végan, il fait donc l'objet
d'un focus dans une nouvelle revue, précisément consacrée à
« l'art de vie vegan » : B12,
pour faire référence à une vitamine controversée car essentielle
à l'organisme et manquant paraît-il souvent à ceux qui mangent
végan. Je vous parlerai bientôt plus en détail de cette revue
mais je voulais pour l'heure prendre cet exemple pour montrer combien
il faut à la fois être idéaliste et très pragmatique, donc
déterminé et prudent, quand il s'agit de passer à la pratique.
C'est d'ailleurs le sentiment qui se dégage des lignes écrites par
la journaliste qui, on le sent bien, aurait préféré repartir avec
des réponses toutes faites à sa multitude de questions du genre : qu'est-ce
que le cuir vegan ? Comment choisir des produits vegans de
qualité ? Comment savoir s'ils sont écologiques ? C'est
aidée d'un ingénieur en écoconception, puisque la bonne nouvelle
est que cette discipline existe désormais, se développe à travers
des formations et des métiers, qu'elle a essayé d'aborder en toute
transparence les plus de cette alternative. Une chose est certaine :
le bilan de l'industrie traditionnelle du cuir n'est pas brillant. Et
cela à différents niveaux, comme c'est rappelé page 24 :
chaque année, c'est la peau de pas moins de près d'un milliard et
demi d'animaux qui est transformée en peau, transformation qui
suppose aussi le recours à des produits comme le chrome, toxiques et
pour les travailleurs en contact avec lui et avec l' « environnement ». Autant dire que derrière nos
sacs, nos valises, nos blousons, il y en a de la souffrance et de la
pollution une fois de plus invisibilisées. A ce propos, je dis bien
« invisibilisées » et non « invisibles » car
ce dernier terme pourrait renvoyer à un simple constat, à un
phénomène sans cause décelable ; alors qu'il s'agit au
contraire d'un effet parfaitement recherché, l'invisibilité
permettant de maintenir dans l'ignorance, de ne pas permettre de
faire le lien et d'accepter sans broncher, il n' y a qu'à voir le
hors de question du voir dans les abattoirs ce qui se passe et
l'impact en contre-point d'images comme celles régulièrement
produites avec sérieux par des lanceurs d'alerte comme L214. Cela
dit, une fois le constat dressé du pas terrible du cuir d'origine
animal, alors quoi choisir d'autre et de mieux ? C'est là que
le bas (nylon) blesse un peu car « la
majorité des marques qui proposent des produits en cuir vegan
utilise principalement du plastique » (p.25).
Zut alors, c'est quand même con vu que le plastique en question
provient encore majoritairement du pétrole, matière fossile à
durée limitée et aux conditions d'exploitation pas vraiment
éco-compatibles. D'où des recherches tous azimuts pour répondre
aux besoins mais avec un impact écologique moindre. Celles-ci
sollicitent aussi bien une matière végétale à base d'ananas dont,
tiens tiens les savoir-faire ancestraux, les Philippins faisaient
déjà usage, que des peaux de pomme ou du raisin et du liège. Comme
toute recherche, ça cherche et donc ça évolue et... il faut
l'avouer, ça cherche surtout à se passer du plastique qui se mêle
encore à bien des formules chimiques à défaut de magiques. Et
comme toute recherche en écoconception, le bilan n'est pas
miraculeux, unilatéral, univoque et définitif. Comme le rappelle
l'ingénieur interrogé par notre Candide (improvisée comme tel,
c'est son métier) : « tout
produit est source d'impact. Il n'existe pas d'écomatériau :
tout dépend du contexte d'utilisation »
(p.27). Il fait ici référence à l' « approche service
rendu » qui permet de poser et faire la part entre les
avantages et les inconvénients à produire de telle ou telle façon
tel produit. En l'occurrence ici, oui c'est vrai les « cuirs »
vegans ne sont pas la panacée mais ils permettent de résoudre des
problèmes, parmi lesquels il est même question de valeur puisque de
souffrance animale. On fait aussi rentrer dans le calcul les terres prises
pour l'élevage intensif à la fois pour parquer les animaux lors de
leur courte et merdique « vie », mais aussi pour les
nourrir souvent au détriment de forêts elles-mêmes berceaux
d'écosystèmes entiers.
En
définitive, il y aurait de quoi se décourager. Ce que ne peut
certainement pas un très sérieux ingénieur qui, vaillant et
instruit, a choisi ce métier et sur lequel nous comptons tous.
Oui... sauf que le mieux est peut-être aussi de compter sur
nous-mêmes et, une fois n'est pas coutume, de faire le point sur nos
réels besoins. Ok, il faut peut-être pas attendre de se trimbaler
avec un vieux sac en cuir d'agneau de la grand-mère, troué, partant
en biberine de tous les côtés, ni qu'il vous sorte tellement des
yeux que vous vous êtes d'un côté du trottoir et vos yeux, eux,
sont de l'autre côté, ok. Mais quand même, y'a de la marge non ?
Si vous considérez vos besoins réellement besoins et si vous
fouinez dans vos armoires, c'est si sûr que vous n'allez rien
trouver ? Et le voisin, là le voisin, plutôt que de se croiser
et de se faire vaguement la gueule, on pourrait pas un peu faire la
fête ensemble plus qu'une seule fois par an institutionnalisée
(encore le coup des zones de confort et de peur, d'attendre
l'autorisation alors que merde, c'est notre vie de tous les jours) et
lui dire qu'on a capoté sur son baise-en-ville en vieux cuir de
vache des familles ? Je suis certaine que lui en a marre,
parfaitement marre autant que -secrètement- de sa bobonne et qu'il
vous en ferait bien cadeau histoire de se faire offrir à la
prochaine fête des pères une besace plus branchée en poil de pépin
de raisin (si si ça existe, ou alors ça va bientôt exister;)). Ben
puis au-delà du voisin, y'a la rue, personne vous empêche de
l'animer et de proposer un événement type bourse aux sacs (avec et
sans jeu de mots, j'avoue j'arrive à la fin de la chronique et j'ai
faim d'un bon bifteck). Se former ? Tiens justement il y a un
Mooc en ce moment sur sa rue, comment l'animer (https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/demain-ma-rue). Bon et puis enfin,
classiquement, il y a les fripes, toutes les boutiques
s'il-vous-plaît au maximum pas en ligne parce que la sobriété
numérique il va aussi falloir y penser, tous ces vêtements et
accessoires en cuir d'avant et qui n'attendent que de seconde voire
de tierce main. Autant dire qu'avant d'acheter, ah le fameux acte qui
fait chauffer la carte, ben il y en aura des étapes et, entre
temps, vous pourrez vous satisfaire de tous ces animaux qui n'auront
pas été tués grâce à votre prise de conscience et à votre
irréfrénable enfin réfréné. C'est cela la sobriété, c'est cela
l'apprentissage : de la patience pour que le monde soit plus
joli.
Bref,
le 21ème siècle sera créatif ou ne sera pas. Et tous à vos
méninges pour trouver de beaux "cuirs" végétaux.
©Yolaine de LocoBio,
Novembre 2021
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