Effondrement ou
résilience :
pourquoi le local est-il la bonne échelle d'action ?
C'est
précisément à cette question qu'Alexandre Boisson et André-Jacques
Holbecq apportent une réponse sous forme de guide à l'intention
principale, mais pas unique, des maires dans l'ouvrage édité en
France par Yves Michel, un des rares éditeurs à l'origine voici
plus de 10 ans de la charte des éditeurs écolo-compatibles. En
effet, dans Face à l'effondrement, si j'étais maire ?
Comment citoyens et élus peuvent préparer la résilience
(2019), on va au-delà de
la littérature qui s'est développée ces dernières décennies sur
la « territorialisation de l'action publique », autrement
dit une certaine adaptation de cette dernière à -enfin!- la réalité
locale, ceci essentiellement pour des raisons d'efficience après des
décennies, pour ne pas dire des siècles d'intervention étatique
verticale. Pourquoi est-on au-delà ? Parce qu'à la différence
de la posture de chercheur où il est de bon ton d'avoir l'air de ne
pas adopter une posture militante, les auteurs qui eux ne sont pas de
ce sérail adoptent au contraire ouvertement cette posture.
Certainement parce qu'il s'agit pour eux de s'affirmer comme experts
et d'intervenir à ce titre auprès des collectivités locales qui,
face à un réel changement de paradigme aussi nécessaire que
globalement impensé, peuvent se trouver démunies. Certainement
aussi en fonction de leur parcours original puisque l'un des deux provient davantage de l'univers de la sécurité stricto
sensu puisqu'il a fait partie du Groupe de sécurité du Président
de la République. D'où une certaine
sensibilité à la notion de risque, à son évaluation et à la
recherche de solutions pragmatiques.
L'urgence à agir marque de fait cet ouvrage d'environ 150 pages,
maniable et facile d'accès, cela aussi sans doute parce que les
auteurs sont convaincus de l'imminence de l'effondrement.
Vous
allez me dire : bah, encore l'effondrement ! On en a assez
de mauvaises nouvelles et en plus c'est faux, c'est trop
catastrophiste. Ce à quoi on pourrait tout aussi bien répondre -et
ça peut durer longtemps, or on n'a plus le temps, c'est juste le
petit problème- : certes la perspective de l'effondrement n'est
pas des plus joyeuses. Mais d'un autre côté cela fait longtemps que
l'on savait ce mode de développement non durable; encore cette
semaine Total est confirmé comme le sachant dès... 1971. Sans
parler de tous les rapports et autres réunions au niveau mondial.
Donc en clair on avait largement les moyens et le temps, à l'époque,
de rendre ce monde meilleur et rien de substantiel n'a été fait en
ce sens. C'est même le contraire et c'est justement pour cela
qu'advient maintenant la perspective d'un effondrement. Ensuite,
certes il ne s'agit pas vraiment d'une bonne nouvelle mais
d'un autre côté quand vous avez une crise aiguë de je sais pas
quoi type, dans les moins graves, appendicite aiguë, vous n'allez
pas chipoter et regretter une intervention chirurgicale. Or là, on
en est là même si, et c'est bien le problème, le
manque -du moins pour l'instant- de vision globale du phénomène et
l'illusion de se sentir non concerné crée un voile de cécité
conduisant au déni, donc à l'inaction généralisée.
Car au-delà de tout catastrophisme, les auteurs pointent bien
l'artificialité et la
vulnérabilité à la fois de nos croyances, de nos modes de vie et
du système sur lequel il repose, qu'ils entretiennent aussi.
L'argument marquant reste la croissance
de la population urbaine et l'incapacité proportionnelle des villes
à pourvoir aux besoins essentiels de leur population.
C'est déjà grave en soi mais comme tout le système économique, du
local au global, est organisé autour des villes, à commencer par la
nécessité de nourrir toutes ces bouches, cela signifie que tous
les territoires -hinterlands et pour parler vite « campagnes »-
sont vulnérabilisés. La
bonne vieille théorie centre-périphérie, si critiquée dans les
années 60 car soi-disant trop inspirée de Marx et base idéologique
de bien des combats anticoloniaux, s'avère d'une redoutable
pertinence pour appréhender ce phénomène de domination
urbaine qui conduit finalement à la perte d'autonomie de tous sur
des chapitres vitaux.
Tant intimement que comme citoyen, tant à l'échelle individuelle
que collective, il prévaut une véritable dépossession
qui se traduit de multiples manières aussi graves les une que les
autres : sentiment d'impuissance voire de non-sens de
l'existence, pertes des terres vendues en France à des acteurs
souvent étrangers sans droit de regard sur leur avenir, perte de
savoirs et de savoir-faire, bref totale aliénation. A part ça, Marx est mort et bien mort et la vision marxienne est jetée avec l'eau du bain marxiste.
Ces
mécanismes sont connus et dénoncés depuis maintenant longtemps.
Sans réel succès et le mode de gestion actuel de la crise
sanitaire, on ne peut plus vertical et ce sans aucun complexe, ne fait que
renforcer une cruelle inquiétude à ce sujet. Dans ces conditions,
la perspective d'un
effondrement proche peut être vue -enfin et tant pis- comme une
opportunité pour donner un bon coup de pied dans une bien drôle
fourmilière. A ce
propos, les auteurs prennent soin et ils ont sans doute raison de
distinguer leur démarche de celle des survivalistes qui se préparent
plus à titre individuel au pire. Là, on est clairement plus dans le
stage de survie mais dans une optique collective, où il y a encore
foi dans la possibilité
de sauver le collectif et même de se sauver par un réempowerment du
collectif via le local institutionnel (les maires) et les
mobilisations citoyennes.
Cela sans doute par attachement à certaines valeurs mais aussi, très
concrètement, pour éviter un chaos sous forme de guerre civile. Car
telle est la menace et bien naïf serait désormais qui pourrait la
nier tant on voit déjà les tensions vives quand des Parisiens, par
exemple, décident suite à « l'enfer des confinements »,
de se « mettre au vert » et d'acheter « en
région ». Les prix du foncier ne cessent d'augmenter dans un
contexte où les postes de dépense de base -je pense principalement
au coût de l'énergie : électricité, gaz, essence- font de
même. Du coup, des problématiques déjà connues sur des
territoires comme par exemple les stations de ski ou les stations
balnéaires, à savoir des prix devenant hors de portée pour les
habitants du coin qui ne savent littéralement plus où se mettre,
ces problématiques gagnent petit à petit tout le territoire
national et on a encore vu récemment des levées de bouclier en
région bordelaise, dans le Pays basque, et pas seulement sur la
côte. On imagine si du jour au lendemain tous ces territoires
engorgés par des afflux de population et déjà peu autonomes
devaient répondre aux besoins essentiels de cette population. Il est
fort à parier que peu de solidarité se ferait jour et chacun
tenterait de sauver sa peau assez médiocrement comme une série
justement nommée L'effondrement l'a mis en scène l'année dernière.
Afin
d'éviter ce chaos qui conduirait à une bien navrante évolution
alors que nous sommes certainement capables de mieux, beaucoup mieux,
ce guide pointe tout une panoplie de solutions à mettre en œuvre.
Après avoir rappelé une définition
de l'effondrement
(« situation dans laquelle les besoins de base comme l'eau,
l'alimentation, le logement, l'habillement, le chauffage, l'énergie,
les soins de santé, la mobilité, la sécurité et l'hygiène, ne
sont plus fournis à une majorité de la population par des services
encadrés par la loi, pendant un temps significativement suffisant
pour amener le chaos dans un ou plusieurs pays », p.17) et
passé en revue ses causes
principales (financière
et donc économique car la finance virtuelle et plus ou moins saine a
pris le pas sur l'économie réelle, concrète et donc moins opaque),
les solutions sont abordées finalement selon un degré d'urgence. En
fait c'est faux car tout est urgent mais en la matière il y a quand
même urgent et urgent et mobiliser vite les leviers
d'action. Un premier
chapitre intitulé « Que faire ? » met de manière
originale et assez pertinente ce que chacun, à son échelle
individuelle ou familiale, peut et même doit faire pour se préparer.
L'accent est bien sûr mis sur des réserves afin d'avoir
par exemple un minimum d'autonomie alimentaire
si les transports venaient à être interrompus et ainsi cassées les
chaînes d'approvisionnement actuelles organisées en flux tendu.
Comment ne pas penser aux Anciens, il n'y a encore pas si longtemps,
qui avaient cette sagesse
et qui s'évertuaient justement à conserver les aliments de leur
jardin ? Rien de révolutionnaire et rien de paranoïaque dans
cette démarche ; on pourrait même tendre le miroir aux
décideurs économiques et politiques qui ont mené le monde là où
il en est aujourd'hui et se poser, enfin plutôt leur poser la
question de leur absence de sagesse au sens d'éthique, d'esprit de
responsabilité et donc de prévoyance. A un moment donné,
effondrement ou pas, certaines vérités sont bonnes à dire et force
est de constater que leur bilan peu glorieux contraste avec une
arrogance devenue insupportable. Mais derrière
cette reprise en main de soi par soi-même à la « faveur »
de la préparation à l'effondrement, il y a bien cette
réappropriation de soi comme fondement de toute transition
collective. Les
mouvements de libération, noirs-américains aux Etats-Unis ou
féminismes pour ne citer qu'eux, ont assez enseigné ce préalable
donc là encore rien de révolutionnaire ni de paranoïaque, c'est
juste une autre vision du monde qui commence là, avec soi. Cela
explique d'ailleurs, entre parenthèses ou plutôt entre virgules, la
connexion qu'il peut y avoir parfois entre développement personnel
et transition écologique. Au-delà des moqueries injustifiées et de
certains dérapages vers un flou dont on n'a certainement pas besoin
en ce moment, c'est bien parce que les deux sont liés. Rien de
révolutionnaire ni... enfin si quelque chose de révolutionnaire
là-dedans puisqu'on voit
mal comment un changement de paradigme, à savoir sortir de la
prédation et vraiment évoluer pour s'habiter pleinement, pourrait
se faire à moitié. Bien
sûr qu'il s'agit de sortir du sectoriel dicté par une vision
technocratique et économique du monde et bien sûr se penser comme
distinct donc supérieur donc autorisé à se servir sans réciproque
est une vision périmée. Et donc bien sûr ce raisonnement
s'applique de soi comme plus petite échelle au monde entier et donc
aux organisations internationales type ONU de même qu'aux mouvements
transnationaux type ONG.
Ainsi,
chacun peut à la fois se préparer et contribuer à la préparation
de l'effondrement en poussant les maires dans cette direction. Il
s'agit d'abord de faire un usage plein des pouvoirs qu'ils détiennent
déjà, à commencer par le
Plan communal de sauvegarde et le document d'information communal sur
les risques majeurs. En
principe, il n' y a pas de problème pour bien vérifier la validité
de ces outils de base, on peut en avoir connaissance et on devrait
même en avoir connaissance au cas où. La limite de ces outils est
qu'ils ne prennent en compte que
les risques étiquetés comme tels,
c'est-à-dire, la base de la base, genre si tu vis à côté d'une
centrale nucléaire, que se passe-t-il en cas d'accident ?
T'inquiète, la Mairie distribuera fissa des petites pastilles d'iode. Ah ok,
super, ça va alors, on est en totale sécurité. Sujet délicat et on comprend que les maires
soient pris entre le feu d'informer pour se tenir prêts et ne pas
trop alarmer... donc finalement déjà et souvent trop peu communiquer sur
ces sujets certes chauds mais excusez : de base et nous
concernant au premier chef. Qui n'a pas en tête le nuage de
Tchernobyl qui se serait par miracle arrêté aux frontières de
l'Hexagone et alors comment expliquer, rien que ça, qu'on en ait
trouvé des traces sur du thym en Provence ? Si on veut grandir,
il va falloir arrêter avec ces mensonges et ces mauvais
enfantillages car aujourd'hui ce n'est plus possible. Une
action majeure se situe par ailleurs dans l'amélioration de l'indice
de résilience de la commune,
un peu la question qui tue car vous vous imaginez prendre rendez-vous
avec votre maire et lui poser la question de quoi, de que, de si
quelque chose se passe et de toute façon il faut que quelque chose
se passe parce que déjà on ne vit pas si bien et on voit bien que
relocaliser, biologiser, c'est bénéfique pour une vraie dynamique
locale, des emplois, moins de pollution liée aux transports, des
territoires non plus supports mais redevenus vivants...
bref, vous vous voyez vous pointer en mairie et demander où en est
l'indice de résilience, à commencer par celui d'autonomie
alimentaire (3 petits jours pour Paris, c'est ridicule, totalement
ridicule et pitoyable) de la commune ? Dur dur ! Et
pourtant il va bien falloir car la prise de conscience et l'action
publique ne se font pas toujours spontanément. C'est sûr, avant il
faudra vous documenter et arriver avec une liste bien claire qui
passera en revue tous les leviers et c'est là que l'on
peut voir ce manuel, en apparence seulement, catastrophiste comme un
coup de boost pour développer un minimum de sécurité alimentaire.
J'emploie volontairement ce terme car il est finalement à la croisée
du concept d'écorégion
développé par Emmanuel Bailly et du constat dressé plus
récemment par Stéphane Linou selon lequel : « La
résilience alimentaire , c'est-à-dire notre capacité à faire face
à une pénurie alimentaire, est une question de sécurité
nationale. Aujourd'hui,
même les campagnes ne sont plus autonomes en matière
d'alimentation. Tout dépend des transports, car les enseignes
d'alimentation privées n'ont que trois jours de stock. A l'heure où
tout est interconnecté, qu'arriverait-il en cas de cyber-attaque,
par exemple, visant les approvisionnements ? Ou si un pays
producteur décidait de moins produire ? » (p.54). Ce qui
se passerait ? Eh bien ce qui se passe déjà et depuis des
décennies par exemple pour le pétrole, c'est-à-dire pour votre propre
voiture individuelle mais aussi pour le tracteur de l'agriculteur qui
tant
bien que mal maintient son activité : les prix augmenteraient
et les individus seraient encore en première ligne pour essuyer les
pots cassés. Ça, c'est dans le meilleur des cas, celui qui vous
énerve un peu et beaucoup à force et qui vous mine, vous désespère,
peut faire que vous ne votiez plus ou que vous choisissiez d'autres
voies que l'on taxera forcément de radicales etc... ok, on connait
la chanson, sauf que la situation n'a toujours pas été
substantiellement redressée et que ça c'est pour l'instant le moins
pire. Mais s'il y a vraiment pénurie - et la fermeture des frontières
avec la pandémie ou parfois de petites frictions avec pourtant des
« amis » frontaliers au sujet des migrants devraient nous
alerter sur le caractère illusoire d'aller et venir librement, constat
amer pour une génération comme la mienne à qui l'Europe a été « vendue »
pour ce mérite unique, certes
effectif un temps mais certainement pas contrebalancé par le
développement d'une Europe vraiment démocratique, sociale,
solidaire et écologique-, donc quid en cas de pénurie ? On
s'entretue tous direct pour un petit bout de gras de truie inséminée,
qui n'aura jamais vu ni le jour ni une litière digne de ce nom de
toute sa courte et merdique vie ? C'est possible. Ou alors on
agit. Encore une fois, (se) préparer à l'effondrement peut-être un
boost pour (se) speeder, en français actuel dans le texte. Moi je
n'y vois aucun inconvénient pourvu que quelque chose de positif se
passe enfin et que tout soit fait, notamment, pour que de nouveaux
bassins économiques soient établis en zone rurale, qu'on
récupère un potentiel perdu et, surtout, que les villes arrêtent
de grossir sans pouvoir se prendre en charge.
Rien
que sur le chapitre de l'alimentation, si lié à la survie mais
aussi à une meilleure
alimentation dont tout le monde s'accorde aujourd'hui sur le fait que
ce devrait être une priorité pour des objectifs de santé,
la liste est longue des items à régler. Parmi ceux-ci, on peut
citer et donc penser, se remettre ou se mettre à penser à
l'échelle communale et pour toutes les saisons:
-
le stock de semences
-
le stockage des productions
-
l'alimentation du petit
élevage, même si l'idéal est de lever le pied sur la viande pour
divers motifs.
-
… ce qui suppose que chacun
puisse et sache produire et que des agriculteurs dont on ne peut se
passer vu le volume et la nature des besoins disposent de tous les
moyens pour produire, vaste sujet et là encore des outils existent
aujourd'hui pour par exemple installer des maraîchers en milieu
urbain mais la volonté, elle, n'est pas toujours au rendez-vous. De
même pour permettre que, littéralement, chacun puisse cultiver son
jardin. Les annexes fournissent d'ailleurs d'utiles focus sur d'une
part la tenue d'un potager familial ou la culture du lupin qui,
présentant des avantages protéiniques, permettrait de limiter
notre dépendance actuelle au soja importé.
En
définitive, ce livre ramassé a le mérite de proposer un panorama
de ce qu'il est souhaitable et possible de faire. Bibliographie et
sitographie concourent à la fin à une invitation à aller plus
loin, à rebondir de livre en site pour se faire une idée et creuser
un sujet précis afin d'agir concrètement. A
mes yeux, son mérite principal et celui des éditions qui le rendent
public est bien de concourir à se réapproprier un agenda politique
et médiatique confisqué par une minorité totalement déconnectée
pour ne pas dire toxique, bien incapable d'assurer elle-même la
satisfaction de ses besoins quotidiens.
Cruel déficit de légitimité qui n'a pas l'air de l'émouvoir, un
peu en mode « Plus c'est gros, plus ça passe ». Et
effectivement « ça » passe pas mal jusqu'ici pour eux et
au train où ça va, on peut se demander jusqu'où. Mais assez
d'aigreur, même au vinaigre de cidre bio et local : tous à vos
fourches et à vos arbres, chères citoyennes, chers citoyens !
(n'ayez crainte, je fais tout cela gratuitement et je ne me présente
pas, moi;))
©Yolaine de LocoBio,
Octobre 2021
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