Garder ce qu’il y a de
bon dans le libéralisme…
Eh oui, car il y a du bon dans ce courant de pensée qui,
historiquement, s’est élevé contre les formes absolues de pouvoir politique,
type monarchie de droit divin. On a trop tendance à l’oublier dans la forme de
confort de nos démocraties modernes, mais on doit à ce courant d’avoir permis
d’importantes luttes au nom des libertés individuelles. Donc clairement, sans libéralisme politique, pas de
démocratie politique, c’est-à-dire des droits pour chacun comme la liberté
de conscience et des mécanismes de pouvoir et contre-pouvoir comme la
séparation de l’exécutif, du judiciaire et du législatif, sans parler de la
liberté d’expression et de contestation longtemps exercée par les medias
classiques.
Le problème, c’est bien évidemment jusqu’ici l’incapacité de
ces régimes politiques à réellement relever le défi des inégalités sociales.
Cela est vrai à l’intérieur des pays comme au niveau européen et international,
d’où les migrations et les guerres, donc beaucoup de souffrances indues et
inadmissibles. Le problème, c’est aussi
cette véritable colonisation, pollution, du libéralisme politique par le
libéralisme –ou plutôt l’ultra-libéralisme- économique. Cela n’a rien de
vraiment étonnant car on aura remarqué le haut degré de confusion mentale, lié
à la propagation de l’inculture, si caractéristique de notre époque. Or le libéralisme politique est peut-être
ce qui nous sauvera tout comme c’est ce qui nous a permis d’émerger de temps
bien sombres par le passé.
Vous allez peut-être vous demander quelle mouche tsé-tsé sur
le retour m’a piquée. Au nom du libéralisme politique, je ne peux pas vous
empêcher de vous poser ce genre de question. Mais au nom de la même pensée,
j’ai tout autant le droit de vous répondre : aucune mouche de la sorte à
l’horizon, juste mon hors-série Le
Monde-La Vie sur « L’histoire des révolutions »* sous le bras. Je
recommande sa lecture in extenso, inutile de le dire, entre un bon paquet de
chips pas bio et une boisson gazeuse marron avec des bulles pas bio non plus. Car la pilule risque d’être amère, alors
autant se faire plaisir de temps en temps. Bon, vous allez vous dire : la
voilà encore dans son catastrophisme. C’est possible, vous avez le droit de le
penser et je vais même vous dire : j’espère sincèrement me tromper. Sauf
que je pense, comme d’autres, la
situation franchement préoccupante dans un domaine qui à la fois traverse de
temps à autre l’actualité, mais qui passe au final inaperçu. Il s’agit de
l’impact du numérique dans nos existences.
Je parle volontairement d’existences car cela renvoie à notre
droit, je dirais même notre devoir, de refuser d’être réduits, toujours réduits
à en disparaître, donc réduits à être des individus dans un système se voulant
efficient. Or nous ne sommes certainement pas que cela et personne, oui
personne, n’a le droit de par exemple réduire, toujours et encore réduire, la
notion de bonheur à de l’efficience matérielle. Nous sommes donc bien des
personnes ; les siècles de luttes passées auront au moins réussi à imposer
ce fait et il est de notre devoir non seulement de ne pas l’oublier, de le
défendre et même d’étendre cette vision aux autres êtres qui comme nous
peuplent cette planète. Le souci, c’est que nous sommes exactement dans le
mouvement inverse. Clairement, ce qui se
présente comme progressiste ne l’est pas forcément et l’inverse : défendre
le libéralisme politique et son extension à l’ensemble du vivant n’a rien,
absolument rien de rétrograde, ringard, réactionnaire ni régressif.
La preuve ? Le numérique, justement. Je passe sur les
éternels assoiffés de nouveauté et les béats face à la moindre innovation. La
difficulté, c’est qu’ils comptent dans la balance, pour ne pas dire le combat,
pour ne pas dire carrément la guerre qui est en jeu. Car ce sont sans doute des
personnes, soit, mais ils se comportent avant tout comme des consommateurs que
les géants du numérique bien connus et identifiés de tous peuvent à loisir
manœuvrer. On vantera ici le gain de temps, là le moindre effort, que sais-je
encore ? C’est sûr que face à des populations dont le QI baisse quasi-symétriquement
à ce qu’augmente l’obésité, la partie est facile, même de plus en plus facile. Bref, cela, c’est du côté des personnes au
passage réduites à des consommateurs. Mais passons à une autre échelle, celle
qu’ont en ligne de mire les politiques qui nous gouvernent. Eux, dans le
meilleur des cas, ils seront sincèrement convaincus par les
« avancées » liées au développement du numérique. Cela veut dire
clairement que dans le meilleur des cas, ils sont naïfs, ce qui est grave pour
des personnes qui ont en charge le bien commun. Malheureusement, les politiques
ne sont pas à l’abri de l’inculture qui gagne dans la société et on peut
d’ailleurs douter, au passage, que des
députés recrutés à la va-vite par un mouvement en mal de membres, tout
simplement, soient à la hauteur des enjeux actuels. Toute la question est de
savoir ce que l’on veut vraiment et il est à craindre que certains sachent très
bien tandis que d’autres, la majorité, moins.
Alors le numérique. J’ai un téléphone
« intelligent », comme à peu près tout le monde, et je communique
avec vous via quoi ? Un site internet. Donc où est le problème, où est la
cohérence ? J’admets l’objection et je réponds : ah bon, parce que je
peux vraiment faire autrement ? En
quoi ai-je choisi ? En quoi ai-je exercé mon droit de citoyenne dans
une démocratie réputée telle ? C’est comme le nouveau compteur
électrique : qui m’a demandé mon avis ? Avais-je le choix ? Ah
si, je l’avais, j’ai demandé : il fallait que je fasse tout un cinéma pour
empêcher le pauvre gars qui fait le sale boulot d’installer le nouveau
compteur. Il aurait aussi fallu que je paie plus cher pour qu’un gars, le même
ou un autre, vienne relever « à l’ancienne » mon compteur. Cela
m’aurait coûté plus cher, comme par hasard. Super, je dis super une démocratie comme ça où la liberté profite surtout à des
entreprises qui mènent la danse. Et là, le principe de précaution, tu peux
encore t’asseoir dessus. Le temps que des études épidémiologiques soient
faites, tu penses que de gros profits auront été faits, l’entreprise pétera le
feu tandis que tant de maux affecteront, nous, notre santé. C’est là qu’on
s’alarmera, c’est là qu’on fera de la recherche expérimentale sur les autres
animaux que nous, c’est là qu’on soignera vaguement ce qui sera soignable,
c’est là qu’on dira putain c’est cher de payer pour tous ces malades, c’est là
qu’on dira bordel et le trou de la Sécu. Bref, c’est là qu’on dira et que je
dis déjà : on la connaît la chanson et y’en a marre, grave marre de cette
ritournelle morbide.
Car on touche au morbide, je veux dire à la mort du vivant en
nous, à notre corps, et à toutes les idées vraiment modernes qui grâce à notre
intelligence, la vraie, celle qui existait encore, ont réellement fait avancer
l’Humanité. Il s’agit juste de savoir si on est conscients du coche et si on
compte l’abandonner, le rater, bref sombrer tout à fait. De fait, le numérique
est en soi une révolution, il n’y a pas à pinailler sur les définitions. On
peine à le mesurer, c’est comme l’invention de l’imprimerie, tout simplement
parce qu’on est dedans et même que des générations commencent à n’avoir connu
que ce monde-là. (Encore une fois, qui y a intérêt ? Notre seule marge est bien d’entretenir la mémoire de l’Avant et de
faire vivre au quotidien toutes les contre-cultures issues de ce passé si
brutalement catapulté comme tel, de manger un vrai bon fruit et lire un vrai bon bouquin). Il n’en reste
pas moins que le numérique progresse, progresse, progresse… Le changement est
aussi qualitatif que quantitatif, donc c’est clairement une révolution et on s’étonne que le débat politique, essence
même de la démocratie, soit si mince au regard d’un tel phénomène. Une
simple double-page du hors-série (pp.174 et 175) soulève la question et le
moins que l’on puisse dire, c’est que c’est pas joli-joli et qu’on se demande
où on va.
Il s’agit d’une interview du philosophe –comme quoi je les critique mais je les lis J, voir chronique 92- Gaspard Koenig. Bon, sincèrement, je ne
partage pas du tout son analyse sur les cryptomonnaies. Lui voit dans leur
développement une contre-révolution « pour justement revenir vers plus de
décentralisation » d’Internet. En théorie, peut-être. Mais en pratique, je
ne n’en suis pas du tout certaine. Aussi, comme les grandes entreprises du Net
sont en situation de concurrence, il leur prédit une domination temporaire. Là
aussi, je suis sceptique face à une telle analyse. Je pense au contraire que
l’on glisse sans y prendre garde vers un Léviathan numérique composé d’un
cartel d’entreprises assez puissantes pour neutraliser leur puissance grâce à
des accords mutuels. Elles n’ont pas d’autre choix si elles veulent poursuivre
leur développement économique qui, pauvres de nous, correspond à, ou en tout
cas façonne une société tout sauf démocratique. En effet, quid de nos données
personnelles ? Pour nous, elles vont de soi, on les connait, il s’agit
d’informations donc de choses invisibles dont on n’envisage pas les
utilisations, elles, bien concrètes. Mais pour ces entreprises, il s’agit de
véritables trésors qu’elles convoitent plus qu’ardemment. Et face à cet
enfermement croissant, où sont les politiques ? On les cherche. En tout
cas, leur action est en absolue inadéquation avec les risques actuels et ceux
de demain.
En effet, qu’est-ce qui nous attend ? De vivre de plus
en plus dans des villes. Ça, c’est statistique et ce n’est pas le retour à la
campagne ici ou là qui va inverser le mouvement d’urbanisation à l’échelle
mondiale. De toutes façons, il faut bien être conscient qu’il y aura de moins
en moins de campagne vu qu’on a besoin, paraît-il, de plus en plus de place
pour abriter de plus en plus de population. Dont acte, en fonction de ce schéma
proprement délirant, nous vivrons tous de plus en plus dans des villes. Et
connectées, « intelligentes », que dis-je « smart », les
villes. Que cela signifie-t-il concrètement ? Des villes qui brasseront de
plus en plus nos données personnelles pour nous donner accès aux services qui,
jusqu’ici, sont hors ou libres de connexion. Donc on nous oblige à être complices d’un système non choisi
démocratiquement et qui, potentiellement, utilise les données en question pour
des fins non économiques mais bien politiques. Et alors, quoi en cas de
refus ? Où sera notre liberté ? Trop tard pour notre liberté !
On sera celui qui empêche le système nauséabond de tourner rond, on sera
pourquoi pas catalogués ennemis d’on-ne-sait quel nouveau régime à son tour
« cyborguisé », un mix bizarre entre une apparence de démocratie de
confort et une dictature rognant sur notre fond d’humanité.
Tout cela, c’est déjà dans la littérature SF. Le seul souci,
c’est que ça arrive à grand pas et que ça colonise, donc ça dénature, toutes
les sphères de notre quotidien. Ça nous contraint sans vergogne et sans aucun
contre-poids. Un exemple ? Gaspard Koenig prend judicieusement celui de la voiture autonome. Pour l’instant,
y’a pas le feu au lac, c’est ce qu’on se dit ; c’est loin et on verra
bien. Certes. Mais on verra quoi ? Que ce qui nous pend au nez, c’est la
« démocratisation » de ce type de véhicule, avec au passage une
occasion de plus de nous décérébrer davantage car quid du permis, également
rite de passage ? Ça, personne n’y a vraiment pensé mais ce n’est pas
grave : ça fera juste quelques milliers de chômeurs de plus avec les
anciens professionnels de l’apprentissage de la conduite sur le carreau. Mais
la chanson à ce sujet, on la connaît aussi : c’est pas grave car le
chômage n’est pas structurel dans le capitalisme, non il est juste
conjoncturel, il va bientôt s’en aller et tout ira bien. Le souci, c’est que ça
fait juste plus de 40 ans qu’on nous sert ce genre d’inepties et on aimerait
juste savoir ce qu’on fera de tous ces
chômeurs qui, zut, crotte bio, merde chimique artificielle avec colorant fluo,
coûtent cher à l’Etat ou sont pas jouasses parce que l’Etat leur donne de moins
en moins et qu’ils sont pauvres, donc pas contents et sans dent. Le seul mot
d’ordre tant qu’il est encore temps, c’est donc la reconversion… tant qu’on
sait où se reconvertir et qu’on en a les ressources. Bref, encore un sujet où
on file droit dans le mur vu que physiquement, toujours dans ce schéma
délirant, il n’y aura plus assez de place pour se « redéployer ». On
ferait donc mieux de mettre à plat totalement ce système économique qui de fait
nous gouverne et ne valorise pas assez des activités elles aussi de fait
productives comme le bénévolat. Car demain, c’est sûr, le seul modèle viable,
c’est d’être tous bénévoles pour le bien commun et celui de chacun. On ne va
pas pouvoir continuer longtemps à avoir une économie qui externalise les coûts du
privé à la sphère publique tout en internalisant les bénéfices au privé, sur
fond de bénévolat et d’économie souterraine massifs qui soutiennent le système.
Bon, vous allez me dire : et la voiture autonome dans
tout ça ? C’est que tout se tient, il s’agit d’une véritable révolution en
cours et d’une autre à penser, donc cela prend du temps et quelques
lignes J. On a vu le cercle
vicieux des données pour utiliser sa propre voiture ou une voiture d’emprunt.
Voilà un premier écueil. Le second, c’est quid en cas de refus et souhait de
conduire « à l’ancienne » ? Aura-t-on le droit ? Combien de
temps encore ? Sera-t-il plein ou limité, je veux dire par le fait même,
par exemple une assurance qui refusera de vous assurer ou aura des prix tel que
vous renoncerez ? Et si ce droit nous est refusé, alors quoi ?
L’exclusion tout bonnement ? L’usage contraint de transports collectifs
qui collecteront à leur tour nos données personnelles ? La question se
pose bel et bien et, comme le note Gaspard Koenig, « cet exemple de la voiture autonome est reproductible à l’infini (…).
Finalement, que reste-t-il de l’individu et de son libre-arbitre dans un monde
totalement transparent ? ».
Les solutions
d’urgence, a minima, sont d’adopter des dispositions réglementaires redonnant
le pouvoir à l’utilisateur (droit de propriété des données) et protégeant son
droit de ne pas utiliser tel ou tel service connecté sous peine de sanction
politique et/ou économique/s. Mais fondamentalement, il en va d’un sursaut de
conscience de tous face à la révolution majeure à l’œuvre. Il convient d’envisager, comme le
font les géants du Net, les choses globalement et de voir que c’est bien toute une civilisation qui est
en jeu actuellement. Il convient bien sûr de sensibiliser les responsables politiques à cette réalité et à les
encourager aussi gentiment que fermement à défendre la démocratie dont ils
sont, encore, issus. Sans cela, dire que nous n’aurons même plus de forêt
pour nous y réfugier est bien triste, autant dire aussi triste qu’un orang-outan
n’imaginant même pas l’existence du Nutella mais à qui on vient un jour scier
la branche où il est assis. Allez, come
on, on vaut mieux que cela !
©Yolaine
de LocoBio
Août
2018
|