Pour que l'humain reste vivant
Actualité d'un auteur :
l'américain Lewis Mumford
La preuve par la publication, ou comment la décroissance ne date pas d'hier
Les éditions du passager clandestin dont il a déjà été question dans des chroniques antérieures poursuivent leur remarquable travail de révélation et de valorisation d'une pensée économique alternative déjà ancienne. J'en veux pour preuve la publication récente du court mais dense, percutant et très accessible (env.100 pages, 8 euros) ouvrage intitulé Lewis Mumford. Pour une juste plénitude.
Il fait partie des livres de la
collection «
Les précurseurs de la décroissance
»,
dirigée par Serge Latouche. L'objet de cette collection est de
montrer que le concept de décroissance est ancien, certes
réactualisé, mais ancien, donc enraciné et sans doute doté d'une
pertinence à envisager sérieusement. Opposée au développement
durable, considéré comme une imposture dans la lignée de
l'économie mortifère actuelle, elle remet en cause la possibilité
d'un développement infini dans un monde qui, lui, est doté de
ressources finies. Cela semble tomber sous le sens... et pourtant
non, sinon nous n'en serions pas où nous en sommes. Et le moins que
l'on puisse dire est que ce n'est pas vraiment brillant. Ni
encourageant. Sauf inflexion, si possible rapide et efficace. Et
conversion vers la fameuse « société d'abondance frugale »
à laquelle le concept de décroissance est régulièrement attaché.
Sans d'ailleurs que l'on voie très bien, à moins d'être initié
-mais alors le plus grand nombre doit le devenir, sinon point de
Transition-, à quoi ce type de société peut concrètement
correspondre. On le perçoit mieux grâce à ce titre qui traite de
questions concrètes comme l'accès à la terre.
La décroissance s'érige donc
de longue date comme un rempart contre le productivisme qui a façonné
la société moderne. L'un des mérites fondamentaux de cette
collection est de faire prendre conscience de cette résistance via
l'existence d'une vraie histoire des idées alternatives. Ainsi, on
ne peut plus marginaliser, voire nier, cette pensée. Ainsi, elle
acquiert un potentiel révolutionnaire. Et c'est d'ailleurs pour
cette raison qu'elle gêne autant, plus que pour ses contradictions
intrinsèques qui, certes, existent, comme dans toute pensée
d'ailleurs.
Lewis
Mumford ou la question de la « bonne échelle »
Frappant, il est vraiment
frappant (et un peu navrant, mais restons mobilisés!) de constater
comme tout est là pour changer, en mieux, depuis longtemps. Relire
ou découvrir les penseurs d'hier renforce cette sensation diffuse,
que l'on peut éprouver parfois ; celle qui consiste à se dire
que tout ceci n'est pas possible, que l'on a perdu tout bon sens, que
l'on a comme décollé, que quelque chose n'est plus connecté au
réel, même si on se dit, on devrait être de plus en plus
« connectés ». Chacun est un peu hors de lui-même, avec
beaucoup, trop de sollicitations, de possibilités et d'énervement
aussi. L'Humanité se sent comme pousser des ailes et pourtant, on la
sent comme fondamentalement plombée. Et si tout ceci venait d'un
problème de rapport à l'échelle, de rester, définir, savoir
quelle serait la bonne échelle ?
C'est précisément ce qui
sous-tend la pensée de l'inclassable Lewis Mumford (1895-1990).
Inclassable, car au minimum historien et philosophe, curieux et
compétent en beaucoup de matières comme la psychologie et l'art.
Soucieux de mobiliser les bonnes focales pour appréhender la société
industrielle et son évolution, avec un souci particulier pour la
techno-science et l'urbain. Il y aurait beaucoup à retenir et à
citer de lui, mais rien de tel que lire à tête (assez) reposée
l'ouvrage dont il est ici question. Encore une fois, il est court
mais vaut la peine car on fait d'abord connaissance avec son parcours
de vie, ses influences intellectuelles, puis avec ses œuvres
majeures dont beaucoup, malheureusement, ne sont pas encore assez
traduites... ce qui, comme par hasard, nuit à la diffusion de ce
genre de pensée alternative.
Il y a donc beaucoup à
découvrir et à retenir. Je m'attacherais plutôt au volet de sa
réflexion relatif à la ville, à la région et plus généralement
au local, donc au sol physique, à la réalité tangible. Mumford a
tôt manifesté de la préoccupation pour les conséquences du
processus d'extension des villes sur leur environnement et leur
croissance interne démesurée. Que dirait-il aujourd'hui où la
mondialisation se conjugue avec une urbanisation galopante ? A
la mégalopolisation qui tue la ville, il oppose une régionalisation
équilibrée au sens où des villes contenant des jardins
nourriciers, entourées d'espaces verts définitivement protégés,
sont reliées entre elles. On est donc bien loin du mode de
développement qui prévaut actuellement, avec concentration au
profit de capitales mondiales et disparition du nourricier réel. Et,
au passage, accentuation des inégalités socio-économiques.
La seule question qui vaille
est : est-ce ainsi que nous voulons vivre ? Entre riches,
tant pis pour les autres, de plus en plus nombreux, dans des tours de
plus en plus hautes, dévorant au mieux des salades poussées hors
sol le long de murs végétalisés ? Pas si sûr. On peut
imaginer le combat difficile, mais lui seul vaut. Combien de temps
encore va-t-on rester soumis alors que Mumford écrivait déjà, dans
les années 50 : « Sans réfléchir, nous avons
accepté, comme un éclatant progrès technique, ce qui ne trouve
trop souvent son expression que dans la régression biologique et
sociale » (p.98) ?
Ou encore : « Cette société sans valeurs et
sans idéal sera ainsi plus dépourvue que les communautés
primitives à l'âge de pierre »
(p.93). On peut trouver le propos exagéré. Le style, en tout cas,
est là pour réveiller les consciences et étayer l'action. A
commencer par favoriser des « cités-jardins », des
« unités de voisinage » vivables pour faire émerger un
tissu urbain faisant cité. Et non pas une ville mécanique au
service d'une économie mécanique où l'humain serait devenu
lui-même hors sujet.
©Yolaine
de LocoBio
Mai
2015
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