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Chronique 166
20-03-2023

 

Chronique 166

 

Voies pour (enfin) cheminer vers une ville durable

 

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Personnellement, je suis une citadine et je ne sais pas vous mais moi en tout cas je ne sais plus où me mettre en ville ni même dans quelle ville habiter. Visiblement, depuis la pandémie, je ne suis pas la seule à éprouver ce malaise croissant vis-à-vis de ce qui est pourtant une des constructions humaines les plus intéressantes : la ville. Oui, la ville-creuset multiculturel où on rencontre d'autres que soi, la ville-anonymat qui permet d'échapper à certains destins décidés par autrui, bref la ville-fenêtre grande ouverte sur le monde et tous les possibles. Cela, c'est l'origine lointaine de l'entité urbaine, ce qu'elle incarne et apporte encore mais il faut avouer que les nuisances l'emportent de plus en plus sur les avantages ; cela à titre individuel, visible, ressenti... alors quand on ajoute par exemple l'impact invisible mais bien réel de la pollution sur la santé de chacun et les effets désastreux sur le plan admettons plus collectif de l'écologie, il est clair que le bilan s'alourdit. Quant à l'avenir, en l'état actuel des choses, il s'assombrit car cette ville, la ville contemporaine devenue plus monstrueuse, tentaculaire, vampire que jamais, oui cette ville ne fait qu'augmenter sa présence à la surface de la Terre. Dès lors, si on veut vraiment s'en sortir (on peut en douter sur le fond, tant l'inertie l'emporte et laisse progresser des intérêts agissant contre la Transition), il faut agir. C'est ce que proposent Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence de Selva, gens très sérieux et respectables sans doute à l'opposé de militants un peu trop excités pour être écoutés (et pourtant...) car respectivement ingénieur, architecte-urbaniste et architecte tout court. Dans un livre au titre qui claque autant que le propos ultra-documenté et sans concession -livre qui fera d'ailleurs à mon sens date et j'explique à la suite pourquoi-, ils promeuvent en effet le concept de ville stationnaire afin d'arrêter l'étalement urbain*. D'après une définition empruntée à leur collègue Guillaume Sainteny, celui-ci est une « extension urbaine qui se fait plus rapide que la croissance démographique : la surface consommée par habitant s'accroît, découplant croissance démographique et artificialisation du sol ». Au passage, on notera une fois de plus une allusion appuyée au problème largement tu d'une progression démographique de l'Humanité sans limite... dans un monde que l'on sait lui désormais limité au moins en ressources ne serait-ce que pour pourvoir aux besoins de la dite Humanité. Le sujet est, on le sait, tabou dans bien des religions ; or il y a beaucoup de croyants à la surface de cette Terre. Quant aux autres, ce n'est pas beaucoup mieux car se draper dans le principe sacré de liberté de chacun de décider de se reproduire ou non ne semble pas à la hauteur des enjeux servis par une réalité produite par la même Humanité. 

Mais bon, cela dit, comment se dépatouiller avec cette glu qu'est devenu le tissu urbain ? L'ouvrage fourmille -cela va sans dire sinon je ne l'aurais pas choisi;)- de solutions. Il les insère surtout dans plus qu'un cadre de réflexion pétri de sciences humaines rendues accessibles tant par un déroulé clair des idées que par des schémas et autres cartes agrémentées de jolis dessins : il propose carrément un paradigme alternatif. Je les cite : « Ainsi, nos villes pourraient devenir « stationnaires », cesser de grignoter (à l'échelle annuelle », de dévorer (à l'échelle de quelques décennies) leurs terres voisines, en se concentrant sur elles-mêmes, leur renouvellement et leur densification -mesurée-, leur embellissement, leur « réparation » -tant certains territoires, notamment les entrées de ville, les zones commerciales ou les zones d'activités, certains quartiers... sont ravagés, au moins du point de vue urbain et esthétique » (p.210). Qui dit paradigme dit d'abord mutation culturelle, à savoir changer un regard sur la ville trop et sans surprise lié au paradigme des paradigmes : l'idéologie capitaliste qui régit tout en ce bas monde. Je les cite à nouveau : « Qu'on se le dise, les métropoles sont là pour se développer, innover, attirer les talents et les populations, croître pour ne pas se laisser distancer par les autres -comme les entreprises avec leurs concurrents, ou les universités et les écoles obnubilées par le classement de Shanghai... Ainsi va notre monde de croissance et de progrès : comme l'explique la Reine rouge dans la suites des Aventures d'Alice au pays des merveilles, ne pas avancer (mais vers où?), ce n'est pas faire du surplace, c'est reculer : « Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça. (…) Allons, allons, plus vite, plus vite ! » » (p.36). Soyons clairs et n'ayons pas peur de mots dressés comme un épouvantail alors même que ceux qui les agitent nous font, avec profit pour eux, courir à notre perte : la perspective s'inscrit dans le cadre de la décroissance, du moins de ce que les auteurs appellent l' « a-croissance » (p.275), c'est-à-dire le fait de décrocher de la matrice matérialiste qui tourne désormais pire qu'à vide puisque ses impacts à tous niveaux posent questions dans les fameux termes bien matérialistes « coûts-bénéfices ». En résumé, si on veut vraiment penser la ville de demain, cela suppose tout simplement de grandir un peu, de mûrir dans nos têtes. En effet, en psychologie, quand on étudie le développement psychique normal d'une personne, on parle bien d'intégrer la notion de limites. Sinon, ça vire par exemple enfant-roi, parents en burn out, etc... Pourquoi cette vérité acquise dans une science, à titre individuel, n'est-elle pas transposée avec bon sens à l'échelle collective ? Oui, pourquoi et depuis quand l'Humanité n'aurait-elle pas de limites... d'autant plus qu'elle n'arrête pas d'en imposer de manière parfois fatidique à d'autres espèces (sans compter les autres règnes présents sur Terre et ayant eux aussi droit de cité au nom de l'éthique qui devrait tous nous animer) ?


On le mesure, la révolution à opérer est copernicienne. Mais est-ce vraiment un problème puisque, justement, l'Humanité a montré à plusieurs reprises de son histoire qu'elle était capable d'ouvrir son esprit et de coller au réel (pensons à ce cher Galilée, parmi d'autres) pour se transformer positivement ? S'il est une foi à avoir, c'est bien celle-là et elle doit nous pousser à passer vite à une phase opérationnelle, à reprendre le contrôle de la situation car la croissance urbaine et ses effets délétères, puisqu'il s'agit d'eux ici, ne font pas de pause. Phase opérationnelle à laquelle on peut passer en apportant une attention particulière à partir de la page 189 et jusqu'à la fin du livre. Les parties précédentes, à commencer par l'introduction qui propose en quelque sorte un utile résumé du propos et permet donc une lecture à dimensions variables, ces parties ne manquent bien évidemment pas d'intérêt. Je les ai lues mais je choisis comme d'habitude dans ces chroniques de focaliser sur les freins et solutions, surtout en ce qui concerne les questions agricole et alimentaire. Les premiers chapitres sont ainsi consacrés à dresser le constat de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui en matière urbaine et ils déboulonnent au passage un certain nombre d'idées reçues dont certaines sont présentées comme des solutions quasi miracle. Ainsi, non, densifier une ville n'est pas bénéfique sur le plan écologique. De même, la sainte attractivité territoriale qui va de pair avec le marketing lui aussi territorial conduit à une ville... repoussoir. Même contre-productivité du côté de la smart city et du techno-solutionnisme. L'éco-construction, des notions comme celle de résilience territoriale de même que la récente ZAN (« Zéro Artificialisation Nette ») présentée comme un objectif de politiques publiques, tout cela témoigne certes d'une avancée en matière de prise de conscience mais même ces outils présentent des biais incompatibles avec une transition qui appelle à des choix fondamentaux (pour ne pas prononcer le « gros » mot de « radical »;)). Non, ce qu'il faut, c'est promouvoir la ZAB (« Zone artificialisation brute ») car la ZAN est d'ores est déjà insuffisante au regard des défis à relever : « Se mettre sur la trajectoire d'une réduction forte des terres consommées par l'urbanisation, puis d'une compensation résiduelle, sans toucher au volume de la construction, est un pari d'une incroyable complexité. (…) Tentons une autre hypothèse. Et si, au lieu de cibler une ZAN, c'est une ZAB (…), une zéro artificialisation « tout court » qu'il fallait mettre en œuvre ? Et que celle-ci serait beaucoup plus simple à atteindre en s'autorisant à remettre en cause les « besoins » de construction ? Le développement urbain se fonderait sur un nouveau « contrat » : la protection de tous les sols, agricoles et non agricoles- y compris ceux déjà ouverts à l'urbanisation- qui seraient considérés comme une ressource rare et non renouvelable, un « bien commun », préservés pour les générations futures, pour leur potentiel nourricier, mais aussi leur capacité à fournir des « services écosystémiques », à contribuer à la régulation climatique, à accueillir la biodiversité... » (pp.209-210). Inutile de dire que les gens qui promeuvent ce genre d'idées post-amérindiano-gauchistes sont dangereux et que je souscris totalement et à leur constat et à leurs propositions:). Et d'ailleurs, ils ne doivent pas être si dingues et à regarder avec circonspection puisqu'ils citent à juste titre l'outil législatif comme -quand on veut vraiment, allez un peu de courage politique, une vraie vision merde!- arme pour agir. Voir les lois Littoral et Montagne pour lesquelles il a fallu se battre, comme toujours, mais ça a été et cela demeure pour la bonne cause. A noter, un cocorico ne faisant de mal à personne à dose raisonnable, que ce genre de dispositif est rare dans le monde donc la France pourrait se la jouer figure de proue, universaliste en positif, pour défendre à d'autres échelles l'extension d'un tel système.


Pour le reste, quelles solutions sont donc proposées par nos chercheurs praticiens ? Principalement « construire moins, accueillir mieux » et « redistribuer à toutes les échelles ». Le premier axe suppose de suggérer (ou imposer ?...) le partage du bâti en intensifiant les usages de ce qui existe déjà (logements vacants ou sous-occupés, résidences secondaires, transformation des bureaux vides, patrimoine public et lieux d'activité) et de faire une meilleure utilisation des sols déjà artificialisés (dents creuses, soit «parcelles libres situées dans le continuum bâti, qui sont théoriquement les premières candidates à la construction », p.240), friches le plus souvent industrielles mais pas que, réserves de densité dans le tissu même d'habitation et dans celui d'activité, espaces verts). Le second axe invite à « inciter, provoquer et accompagner, par tous les moyens (démocratiques, merci), une redistribution urbaine progressive des populations et, pour ce faire, des services et des emplois » (p.272), ce qui recoupe partiellement une démétropolisation qui serait déjà en cours beaucoup « grâce » à la crise sanitaire. Des moyens financiers adossés à des dispositifs réglementaires (le droit, toujours le droit comme allié de la lutte, cqfd une fois de plus) existent déjà pour favoriser une « France des territoires » (p.283). Parmi eux, les programmes Coeur de ville pour rebooster les villes moyennes ou encore Petites villes de demain pour les communes de moins de 20 000 habitants. Toutefois, une nécessaire révolution culturelle à la fois dans les manières de penser et de faire est pointée à nouveau, qui concerne au premier chef l'action politique et les politiques publiques. En effet, quelques plans juxtaposés ne produisent pas la révolution nécessaire et il s'agit bien de penser désormais aussi bien complexe que systémique. Eh oui les amis, pas facile mais on en est capable et même que penser ainsi est naturel pour certains humains figurez-vous ! Alors hop hop hop car : « L'enjeu d'une redistribution de la population sur le territoire nous semble donc à articuler avec trois autres enjeux, de longue haleine, de la transition énergétique et environnementale : celui d'une certaine « démobilité », en diminuant nos besoins de déplacements quotidiens, en rapprochant les zones d'emploi et d'activité des logements, en favorisant le maillage pour les mobilités actives, chemins, sentiers piétons, vélo-routes articulés à de petits réseaux ferrés ; celui d'un retournement des tendances historiques de la productivité et de la machinisation agricole, pour faire muter notre système agricole vers des pratiques respectueuses du sol et du vivant, pour relocaliser une partie significative de l'alimentation et de la production agricole dans les territoires ; celui d'une reterritorialisation, à différentes échelles (pays, régions, voire « biorégions »...), de certaines productions essentielles ; le tout dans un objectif, entre autres, de plus grande résilience (nous y revoilà!) » (pp.288-289).


Oui, nous y revoilà, sachant que la résilience alimentaire proprement dite fait l'objet d'un intéressant développement à partir de la page 160. Si besoin est, nous trouvons ici confirmation de l'intérêt particulier porté par LocoBio à ce thème. En effet, non seulement « sans nul doute la plus pertinente » de toutes les résiliences, elle « illustre la complexité et la profondeur de la démarche à mener » ; mais surtout ce thème « est facilement appropriable par les populations, car il mobilise fortement nos affects. En « tirant le fil » de la résilience alimentaire, la compréhension de l'ensemble de la chaîne de production mais aussi d'approvisionnement, et de leurs fragilités permet de « déplier » un ensemble de mesures qui va bien au-delà du champ et de l'assiette, et induit des transformations profondes de nos modes de vie, de nos paysages ruraux et urbains » (p.160). Parce qu'ils ne sont pas spécialistes de ce sujet, les auteurs renvoient judicieusement à d'autres qui peuvent au contraire bien s'en targuer, à savoir Les greniers d'abondance et Stéphane Linou qui ont déjà fait l'objet de chroniques sur le site de LocoBio. Ce dernier, peu connu pour sa langue dans sa poche et sa modération en actes, y va carrément (et on le suit) : « Je propose d'inverser le regard en partant des besoins du territoire en nourriture. Les projets alimentaires territoriaux (PAT) doivent être obligatoires et supérieurs aux documents d'urbanisme. On sait quantifier le nombre de crèches, de zones commerciales, de cinémas, mais on ne quantifie jamais le nombre de paysans, la nourriture et le foncier nécessaires »(pp.161-162). Ah oui, on ne quantifie jamais, difficulté technique, pure coïncidence ou sujet qui fâche volontairement maintenu sous le tapis ? Ayant comme chacun sait mauvais esprit, peu confiance dans les PLU et autres SCOT totalement déconnectés des besoins réels des habitants (même s'il y a des tentatives d'amélioration, toute la question étant de savoir si ce sera suffisant et mené à temps : non), je penche pour la dernière option. Où on en revient à la lucidité et au courage qu'il va falloir collectivement, politiques en tête, pour véritablement procéder à un changement de paradigme.


Bon, vous l'aurez compris, je ne pense que du bien de ce travail et je vous le recommande chaudement. Pour moi, c'est déjà un classique à lire et à mettre en bonne place dans sa bibliothèque pour s'y référer régulièrement car un réel labeur de fond est par ailleurs mené pour expliquer d'où vient telle ou telle notion ; oui, c'est une belle œuvre de bonne vulgarisation comme on aime à s'en faire le relais à LocoBio. J'aurais toutefois une mini-réserve quant au diagnostic et donc à l'intensité des mesures à proposer. Je trouve ainsi que l'accent est bien mis sur l'usage insuffisant du bâti actuel mais il ne faut pas oublier que ce bâti s'accompagne parfois d'une emprise au sol qui le dépasse largement. Je pense ainsi en particulier aux résidences secondaires, par définition très souvent inoccupées, qui sont tout aussi souvent pourvues de jardins d'agrément... lesquels n'ont qu'une fonction décorative alors qu'ils pourraient toute l'année remplir la fonction nourricière dont nous avons tous besoin. Et pourquoi ? En vertu du sacro-saint (érigé et donc déboulonnable comme tel) principe de propriété privée. Sachant que ce que je dis là est aussi valable pour les résidences principales car je ne vois pas pourquoi, en vertu du même principe aussi discutable philosophiquement qu'inadapté à la présente réalité, une poignée de personnes délaissant en plus parfois « leur » jardin ne le laissent pas cultiver moyennant une organisation des relations. Ainsi, comme cela se fait mais de manière encore trop minoritaire, on pourrait imaginer des jardiniers donnant une partie de leur récolte aux personnes ayant laissé à disposition tout ou une partie de « leur » terrain. Du donnant-donnant ou plutôt comme on dit du « gagnant-gagnant », avec à la clef de l'humain car, comme tout le monde le sait, on se parle au jardin. Ce que je dis est encore plus valable concernant les résidences tertiaires ou quaternaires car il ne faut pas se leurrer : la terre est aussi souvent achetée par des investisseurs hors-sol qui ont même parfois les moyens de se payer un gestionnaire de patrimoine pour choisir les bons investissements à leur place (ça tombe bien car ils en seraient, eux, incapables). Il serait grand temps de réguler un peu tout ça et de mettre son nez dans ce que font les propriétaires privés de « leurs » terres et combien au juste ils accaparent de terres dont nous avons collectivement besoin. Bon, c'est sûr, avec des idées pareilles, peu de chances que LocoBio devienne un think thank fréquentable mais n'est pas Jancovici qui veut;)


Pour finir et se donner du baume au cœur, je ne résiste pas à me faire l'écho d'une belle pensée bien formulée, inspirante au plus haut point, celle du philosophe allemand Feuerbach commentée par l'écrivain Baudoin de Bodinat. Elle invite à voir grand car personne ne le fera à notre place ; or il est grand temps : « Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière dont le plafond bas nous semble exercer une pression sur le cerveau ». Nous sommes d'autres hommes à l'air libre qu'au salon : les espaces étroits oppressent le cœur et la tête, les espaces larges les élargissent, ajoute-t-il. C'est là le secret de l'adaptation indolore : on s'habitue à n'avoir que des pensées et des sentiments qui tiennent très bien sous la hauteur de plafond standard »(p.266).


 

Citoyennement vôtre,

©Yolaine de LocoBio,

Février 2023



* Le titre exact est : La ville stationnaire. Comment mettre fin à l'étalement urbain ? Disponible dans la collection « Domaine du possible » dont on peut d'ailleurs écouter les auteurs sur des podcasts dédiés. Editions Actes Sud, 2022, 331 pages, 23 euros.

 
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