Chronique
165
Pour
bien manger,
il faut de la terre et des paysans...
tout simplement
Comme
dans la chronique 160 de l'été dernier, LocoBio consacre volontiers
de l'espace ce mois-ci à l'excellent hors-série de la revue
Socialter intitulé « Ces terres qui se défendent ».
Pour être au plus près des réalités de terrain, la rédaction en
chef de ce numéro a été confiée au collectif Reprise de
terres, collectif constitué d'habitants de lieux et de
professions divers (paysans, chercheurs, militants, parfois les trois
en même temps). Cette livraison a le grand mérite de se focaliser
sur un sujet à la fois très technique et à la teneur hautement
politique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne fait
malheureusement pas la une des média les plus courus, sans compter
un degré d'opacité assez élevé prompt à favoriser une mainmise
sur la richesse des richesses: la terre. Et une terre à la fois
symbolique en tant que nourricière spirituellement mais une terre
aussi très matérielle puisque sans ce « support » point
d'agriculture ni d'alimentation vraiment durables (n'en déplaise aux
technico-techniciens partisans de la technoscience hors-sol dans tous
les sens du terme). Donc la terre est le sujet de réflexion mais
plus encore le foncier c'est-à-dire la possession de cette même
terre à des fins de divers usages. D'après les auteurs, nous sommes
en effet à la veille d'une véritable « catastrophe
foncière » du fait du départ à la retraite de la moitié
des agriculteurs français dans la prochaine décennie. Cela concerne
pas moins d'un quart du territoire national et toute la question
est de savoir : qui possédera quelles terres et pour en faire
quoi ? L'enjeu est colossal, le sujet central et je vous
invite donc à parcourir sans exhaustivité ce volume car il est très
dense et mes écrits ne sauraient se substituer à la fois à ceux de
l'équipe et à une lecture attentive de votre part.
En
premier lieu, je tiens tout d'abord à préciser pourquoi je
recommande cet outil indispensable pour qui veut s'informer voire se
former sur des thématiques qui nous concernent à l'évidence tous :
-
Il
ne faut pas se fier au terme « revue » car il est
trompeur, réducteur et ne rend pas justice à l'incroyable et rare
effort intellectuel fourni pour proposer une réflexion
véritablement ancrée tant conceptuellement que concrètement. Le
tout pour moins de 20 euros et plus de 175 pages. C'est le genre de
numéro qui fait déjà et continuera à faire date dans le domaine
concerné.
-
Il
s'agit d'un travail de divulgation très documenté, rigoureux,
beaucoup de chiffres trop souvent alarmants d'ailleurs à l'appui.
-
Cette
synthèse permet de prendre du recul et de comprendre que la
situation actuelle d'accaparement des terres par l'agro-industrie
(et plus généralement les humains, phénomène névrotique
d'anthropisation oblige) n'est en rien le fruit du hasard. Elle est
au contraire le fruit d'une évolution, ce qui suggère que comme
tout construit social elle peut se défaire et être refaite sur
d'autres bases plus saines.
-
Tout
un art est véritablement déployé pour ne pas lasser le lecteur et
lui proposer d'accéder à l'information sous différentes formes,
que ce soit une frise chronologique ici (par exemple p.16 sur un
siècle de luttes foncières), un dictionnaire critique là (p.30,
avec une mise au point utile sur cette fumisterie scandaleuse qu'est
la « compensation écologique ») ou encore l'ouverture
sur ce qui se passe hors de nos chères frontières (article sur le
Lago Bullicante, « L'insurrection des ruines », à Rome,
p.166). Je passe sur l'infographie qui est d'une richesse
incroyable, notamment à travers le schéma p.43 qui explique le
rôle-clef de la SAFER (Société d'Aménagement Foncier et
d'Etablissement Rural) et les pages 44 à 51 pleines de cartes
renseignant à la fois sur le lent déclin actuel du métier de
paysan, l'ultra-spécialisation et concentration des terres, la
bétonisation et donc l'artificialisation qui elles se portent très
bien au détriment d'un « sauvage repoussé aux marges ».
-
L'esthétique
de ce travail mérite aussi d'être soulignée car il vaut en
lui-même mais rend aussi la pilule moins amère tout en donnant du
courage. Il faut en effet relever le parti pris – qui ne va pas de
soi, qui est négligé par d'autres, ne parlons même pas quand les
intelligences artificielles fourniront elles des illustrations
« gratuites »-, oui le parti pris qui consiste à
solliciter de vrais professionnels de l'image pour embellir le
propos de dessins ou de photos.
-
Ce
travail est le fait de personnes engagées et qui ne s'en cachent
pas, contrairement à beaucoup d'acteurs du système
agro-alimentaire actuel qui prétendent agir pour le bien de tous
puisqu'il s'agit de nourrir tout le monde (sans se poser et poser la
question de la malbouffe et des effets délétères d'une conception
productiviste sur « l'environnement »), prétendent tout
autant avoir le monopole du pragmatisme et agir sans cadre
idéologique. Tout cela est naturellement faux puisqu'ils agissent
dans un cadre ultra-libéral qui non seulement n'est pas assumé
mais est allégrement dissimulé. J'ai donc particulièrement
apprécié l'effet d'abyme, la franchise et le fait de pointer du
doigt certaines faiblesses des personnes engagées dans le
changement. Je fais allusion à l'article p.124 « Offense
micro-politique » qui est consacré aux points faibles de la
lutte elle-même, à ce que les auteurs appellent les « quelques
angles morts collectifs systémiques », et aux « conditions
qui nous permettraient de faire front commun, de dépasser les
conflits et écueils récurrents pour fonder des collectifs pérennes
et politiquement féconds ».
-
Enfin,
ce qui dote cette publication d'un grand intérêt est le grand
nombre de solutions qu'elle contient, principalement dans la 2ème
et la 3ème parties.
En
parlant de parties, justement, que peut-on dire de manière plus
précise du contenu de ce hors-série ? Qu'il suit un mouvement
de pensée logique qui permet à la fois d'exposer clairement la
situation et d'initier une dialectique propice à l'action. Vous
trouverez tout d'abord l'édito toujours très clair et percutant du
rédacteur en chef de Socialter, Philippe Vio-Dury, qui invite à
sauver les terres plutôt que de manière trop abstraite « la
Terre ». Vous trouverez ensuite le non moins clair et non
moins stimulant édito du collectif invité comme rédacteur en chef,
Reprise de terres. Encore une fois, la présente contribution ne peut
se substituer à une lecture concernée de votre part. Néanmoins, je
ne résiste pas à relever 2 points saillants de leur propos qui
expliquent d'ailleurs toute leur démarche : « (…)
désormais, plus de 50 millions de personnes, sur les 67 que
compte la France, vivent en ville -ce sont autant de
« consommacteur.rices » coupé.es des moyens de
leur subsistance alimentaire, phénomène qui n'épargne
pas les campagnes. Les grandes agglomérations ne
pourvoient plus aux besoins de leurs habitant.es, et le lien
métabolique avec les terres agricoles environnantes a été rompu,
comme le soulignait déjà Marx au XIXème siècle » (p.7).
Donc : « Sans le retour de la question
foncière dans les luttes, sans mouvements de
mise en commun des terres, sans défense des
vivants qui fabriquent, habitent et traversent ces milieux
à leur manière, sans prise en compte des enjeux
féministes, antiracistes et décoloniaux, il n'y aura
pour nous aucune victoire politique à
l'horizon. Le destin des luttes est arrimé à celui des
terres. Pour notre futur : la terre ou rien ! »
(p.9). Dans le prologue qui précède les 3 parties, il y a une
formidable interview de la si nécessaire philosophe Isabelle
Stengers. A ce propos encore plus que pour le reste de la revue, je
recommande vivement la lecture entière de ce qu'elle nous dit car
elle fait partie des rares personnes à avoir actuellement quelque
chose à nous dire de profond, audible et salutaire. En clair, elle
ouvre la voie tout en donnant le ton de la revue en prévenant qu'il
s'agit certes de lutter mais en même temps de guérir. Les
citations seraient trop nombreuses et elles sont si réjouissantes,
je me contente donc de présenter à grands traits l'enjeu
civilisationnel dont il est question, le substrat sans lequel
rien ne sera possible : « Recomposer des communs depuis
la terre réclame un combat d'ordre cosmopolitique.
Autrement dit, les luttes de terrain devront aller de pair avec un
bouleversement de nos conceptions, en vue de nouer des
alliances avec les autres vivants » (p.23).
Après
cet avant-goût déjà substantiel, place donc aux 3 parties qui
forment le cœur du dossier. Elles riment, ce qui permet comme
toute poésie de mémoriser ce dont il s'agit : « Emprise,
reprise, déprise ».
Dans un premier temps, le focus est donc mis sur l'accaparement dont
les terres font l'objet via en particulier l'interview de la
journaliste spécialiste des mutations du monde agricole Lucile
Leclair (« La terre n'est pas un bien commun comme les
autres », p.39) et un reportage pour le moins ancré et
vertigineux sur le département du Vaucluse bétonné à tout va et
cela à rebours de sa tradition agricole. La première a le mérite
de pointer du doigt aussi les
multinationales du luxe et de la cosmétique
que l'on a tendance à d'autant plus oublier que l'on ne sait pas
exactement ce qu'elles font ; le second insiste quant à lui
aussi sur l'impact
environnemental et alimentaire mais aussi hydrique d'une
artificialisation au sens
littéral du terme forcenée. La partie suivante s'ouvre sur un
véritable et beau programme politique à travers la voix de Flaminia
Paddeu, chercheuse en géographie et connue pour ses travaux sur
l'agriculture urbaine : « Cultiver dans les ruines du
capitalisme » (p.79). Mettant comme d'autres en garde contre la
« dimension prométhéenne d'une agriculture
urbaine high-tech et productiviste qui développe des
fermes hydroponiques ou des cultures sous LED dans les containers »
(p.82), elle préfère valoriser face à ce capitalisme urbain des
initiatives comme les jardins des vertus d'Aubervilliers ou encore le
Jardin joyeux à Rouen car : « C'est une remise
en cause profonde de la séparation entre espaces urbains et
agricoles, du rapport à la terre et de la production urbaine
capitaliste. Et surtout, c'est un aperçu de ce à quoi pourrait
ressembler une écologie populaire ancrée dans des luttes
locales » (p.83). On
adorera (et on utilisera, sans oublier de passer le mot dans une
optique subversive assumée car féconde) les quelques pages qui
forment en fait un vrai
manuel de « tactiques pour une stratégie foncière »
(pp.84-91). Où il s'agit de savoir quoi faire en pratique :
racheter des terres en soutenant en premier lieu Terre
de liens dont c'est
l'objet (voir aussi p.98), reprendre la terre par l'usage, faire en
sorte que le droit et la loi changent comme la peur de camp, ou
encore l'action directe (Soulèvements
de la terre,
mégabassines... autant de mots qui devraient vous dire quelque
chose). On apprend aussi à faire connaissance avec des organisations
qui mènent des actions intéressantes comme la
foncière Antidote qui
entend « défier le tout-puissant droit de
propriété et pérenniser les luttes en recourant à un
fonds de dotation » qui a
d'ores et déjà permis à des lieux autogérés de s'établir, ou
encore l'Association
Accueil agricole et artisanal (A4)
qui relie dans sa réflexion et à travers un réseau diverses
questions comme celle des migrants, de leurs savoir-faire liés à
leur terre d'origine et du travail digne qu'ils pourraient trouver
dans nos contrées. Enfin, la dernière partie repose sur la
nécessité plus fondamentale de lâcher
prise même en matière de protection écologique et de repenser de
fond en comble notre place en tant qu'humains,
a fortiori comme paysans et consommateurs. Là encore, cela vaut
vraiment la peine de consacrer le temps juste à la lecture de
l'entretien réalisé avec les chercheurs en sciences sociales Bram
Büscher et Rob Fletcher car ils ouvrent vraiment une fenêtre avec
leur notion de « conservation
conviviale »
(p.133). Celle-ci « cherche à transcender d'un même
geste le dualisme nature-culture et la croissance économique
capitaliste » (p.137),
autant dire qu'elle est synonyme de troisième
voie face à l'exploitation et à la sanctuarisation
qui peut très bien aussi cautionner l'exploitation partout où ce
n'est pas sanctuarisé. Sur le terrain, cela se traduit par de
nouvelles pratiques
d'élevage dont il est
possible de se faire une idée grâce au reportage dans le Marais
breton intitulé « L'élevage à la rescousse du sauvage »
(p.149) au sens où l'usage
de techniques respectueuses du vivant travaillent à la préservation
de la biodiversité des zones humides.
Là encore, on fait connaissance avec des acteurs porteurs de
solutions comme le réseau
Paysans de nature qui
épaule les agriculteurs pour combattre la mainmise de
l'agro-industrie. Le hors-série se termine enfin sur des conseils de
livres et de sites pour approfondir le sujet et, pourquoi pas,
s'engager.
Au
final, j'ai trouvé pertinente toute cette réflexion parce qu'elle
permet aussi de remettre en perspective nos luttes et les thématiques
qui, malgré tout pour un progrès, arrivent à se hisser sur
l'agenda politico-médiatique. Ainsi, Le collectif Reprise de terres
a totalement raison d'affirmer : « La catastrophe
foncière en devenir nous est apparue (…) comme l'une des
principales voies d'entrée des luttes écologiques pour les années
à venir. Se focaliser sur le climat, comme la grande
question globale et incontournable de notre temps, tend à nous
éloigner encore plus de cette histoire politique de la prise de
terres, du sol sous nos pieds, et à affaiblir nos puissances
concrètes d'agir et de ressentir. Vouloir seulement
« sauver le climat », c'est bien souvent s'habituer à
demander aux Etats de diminuer les émissions de CO2. C'est
s'affronter à un objet si grand qu'on y perd le sens de l'action et
qu'on se résout à pousser les « décideurs » à agir
contre leurs intérêts. Les années passées ont vu l'émergence
d'un « mouvement climat » qui s'interroge sur le
besoin d'ancrer ses luttes localement. Au fond, nous
proposons à ce mouvement une autre manière de « revenir
sur Terre », pas forcément simple, mais d'autant plus
effective : en reprenant des terres ! C'est par
là aussi, concrètement, que la part destructrice de notre
cosmologie moderne se transformera et se réinventera. C'est par la
tangibilité de nos reprises de terres que l'on pourra retrouver une
prise sur les dérèglements du climat »
(p.8).
En
définitive, chacun peut agir en portant attention à l'origine des
produits alimentaires -mais pas que- consommés quotidiennement et en
s'insérant au maximum dans des boucles locales et autres circuits
courts (coopératives locales et bio, AMAP bio...). Vous pouvez aussi
vous abonner utilement à Socialter en suivant ce lien
https://www.socialter.fr/abonnements.
Je
termine cette chronique en revenant une fois n'est pas coutume au
philosophe Baptiste Morizot dont les travaux font à chacune
de ses publications avancer la réflexion sur la nécessaire
évolution des relations entre les humains et les non-humains. Il
est question de place, de céder, de retrouver, de laisser de la
place à chacun en fonction de ses besoins spécifiques mais surtout
d'une même valeur ontologique, c'est-à-dire propre à chaque
sujet... relié aux autres. S'il dans le texte suivant il s'agit bien
d'ours, il ne s'agit pas que d'ours : « Un seul ours
invisible transforme toute une chaîne de montagne, il la recouvre
d'un autre éclat. Il fait émerger d'autres pôles dans le
monde, car nous ne sommes plus le seul sujet, le seul
point de vue qui figure le monde : la peur légère, même si le
risque est très faible, nous force à reconnaître qu'il y a une
autre sujet qui nous objectifie, du seul fait qu'il peut nous traiter
en objet, c'est-à-dire nous faire subir sa volonté contre notre
gré. Il nous restitue notre statut écologique parmi les
vivants, pris dans la grande circulation de l'énergie
biotique. Il nous rappelle nos obligations diplomatiques
envers elle, qui nous fonde. La nature devient cette pluralité de
points de vue qu'elle n'a cessé d'être que lorsque, éradiquant
tous les grands prédateurs, nous nous sommes érigés en point de
vue unique sur une nature inanimée, aplatie en matière sans
esprits, réduite en ressources à portée de main, et occultée en
miroir de soi ».
Sur
la piste animale
https://www.actes-sud.fr/node/63437
Citoyennement
vôtre,
©Yolaine
de LocoBio,
Février
2023
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