Chronique
164
Pourquoi la Sécurité sociale de l'alimentation
est une
bonne idée
qui nous concerne tous
(et donc il faut la soutenir...)
Sécurité
sociale de l'alimentation, sécurité sociale de l'alimentation...
cela vous dit peut-être quelque chose ou rien du tout... ou alors
vous vous dites fort justement qu'il doit y avoir un lien avec la
« Sécu tout court ». Si c'est ça, bingo ! Pour
rappel, nous vivons (encore) en République et nous pouvons en être
fiers car -bien que trainée dans la boue même par ses plus hauts
représentants ultra-néo-libéraux, irresponsables enfants gâtés
trop intouchables- ce régime correspond à un idéal qu'il est de
notre devoir de défendre car, pour le coup, il s'agit d'un
patrimoine vivant menacé. Pour rappel encore, quoique raillée pour
son fameux « trou », la Sécurité Sociale incarne cette
République défendue pendant la 2ème Guerre Mondiale par des
courants politiques, et tout d'abord des personnes comme vous et moi,
capables en ce temps béni de s'entendre pour promouvoir un véritable
progrès social. En effet, c'est le vrai Conseil National de la vraie
Résistance qui a proposé dans son programme de mars 1944 un système
procurant à chaque citoyen les moyens de vivre dignement même s'il
n'est pas en capacité de travailler. C'est donc à la base une
protection contre les risques de la vie qui est dite « sociale »
dans la mesure où elle repose sur le contrat implicite du vrai vivre
ensemble : la solidarité nationale, autrement dit la
contribution de chacun selon ses moyens et la garantie pour tous de
pouvoir pourvoir à ses besoins. N'est-ce pas la sagesse même, cette
optique en termes de besoins essentiels ? N'est-ce pas le plus
noble qui soit de viser ce qu'il y a de meilleur en nous, à savoir
vivre dignement ? Je sais, je m'emporte un peu mais que
voulez-vous, cela fait du bien de revenir aux fondamentaux noyés
dans le bullshit politico-médiatique, sans esprit de réaction mais
avec au contraire une ferme volonté de s'appuyer sur ce magnifique
héritage pour d'abord le maintenir contre vents et marées enclins
à la privatisation et ensuite étendre le domaine de sa lutte..
Pourquoi
donc parler d'extension ?
Car la Sécurité Sociale actuelle se compose de 6 branches afin
d'assurer notre protection : Famille, Maladie, Accidents du
travail-maladies professionnelles, Retraite, Autonomie et
Recouvrement. A travers l'idée de Sécurité sociale de
l'alimentation, il s'agit donc d'élargir le cercle de nos
protections individuelles... mais pas que car, comme nous allons le
voir ci-après, les enjeux de ce concept sont bien loin de se
cantonner à ce à quoi on veut à toute force nous réduire :
le sacro-saint individualisme. Mais tout d'abord, en quoi consiste
plus exactement cette idée ? Vous pouvez agréablement vous y
initier sur le site dédié
https://securite-sociale-alimentation.org, en visionnant en
particulier des conférences gesticulées (au passage, formidable
outil d'éducation populaire, oups encore un gros mot à notre
époque!;)). Il est intéressant de noter que la fédération
composée d'associations Ingénieurs sans frontières
(https://www.isf-france.org) a joué un rôle pionnier dans la
promotion de cette sécu étendue ; je dis « intéressant »
car comme les ingénieurs jouissent dans notre cher pays un peu
vieillot et obsédé du titre d'un prestige sans faille, cela dote
une idée transgressive d'un crédit qu'au moins on ne peut pas lui
enlever. Ceci est encore plus vrai si on considère que cette
organisation d'ingé fait partie depuis quelques années du collectif
qui se charge d'inscrire sur l'agenda politique ce qui s'avère être
en fait un véritable nouveau projet de société. Si d'aventure
quelqu'un cherchait à minimiser ce qui est un véritable mouvement
de fond qui s'incarne d'ailleurs déjà dans de plus en plus
d'initiatives locales dont vous pouvez retrouver la carte ici
https://securite-sociale-alimentation.org/les-dynamiques-locales/carte-des-initiatives-locales-de-la-ssa,
eh bien cette personne soit inconsciente soit mal intentionnée en
sera pour ses frais.
Alors
pourquoi parler de véritable projet de société et de mouvement de
fond ? Car il s'agit ni plus ni moins de créer de nouveaux
droits sociaux, dont le droit à l'alimentation, et ce en intégrant
l'alimentation dans le régime général de l'actuelle Sécurité
Sociale. On peut tout simplement se demander pourquoi, quel est le
but, s'il correspond à des enjeux bien réels et non une nouvelle
fois fantasmés par une poignée d'excités à réduire comme tout
bon village de gaulois chevelus. A cette interrogation certes
légitime mais un brin déplacée, on peut répondre que l'enjeu des
enjeux est de répondre aux dysfonctionnements manifestes ET
préjudiciables à plus d'un titre du système agro-alimentaire qui
prévaut. Je ne reviendrai pas ici sur sa genèse et son
développement car il a déjà fait l'objet de chroniques auparavant,
notamment encore celle de décembre 2022, mais le fait est que le
constat à son propos n'est guère brillant sur des sujets qui font
mal depuis quelques temps et de plus en plus : côté production
alimentaire, on peut mentionner ne serait-ce que l'injuste
rémunération de celles et ceux qui nous nourrissent ou encore
l'impact délétère du modèle agricole dominant sur
« l'environnement » ; côté consommation
alimentaire, les chiffres peu reluisants de la malnutrition
(sous-nutrition, suralimentation, carence en nutriments) dans le
monde et donc pas seulement dans les « pays sous-développés »,
avec plus de 2 milliards d'humains concernés sur une population
mondiale estimée à 8 milliards. Sur ce dernier chapitre, il existe
un véritable problème non seulement en matière de précarité
alimentaire mais aussi de qualité de notre alimentation ; en
gros , qui peut manger et quoi mange-t-on de bon, c'est-à-dire
de vraiment nécessaire à nos besoins tant physiologiques que
culturels autour de la nourriture et, surtout, de non nocif à notre
santé ?
Face
à ce qui permet de se questionner avec droit sur ce qu'on nous
présente en permanence comme un système synonyme de progrès et
indéboulonnable (deux assertions fausses car nous ne sommes plus au
sortir de la guerre, à devoir se satisfaire d'une nourriture
produite dans n'importe quelles conditions pour éviter la famine ni
à se laisser impressionner par ce qu'un de mes vieux professeurs de
Science Politique appelait « les chiens de garde du
capitalisme »), oui donc face à ce qui fait bloc et nous
emprisonne tout en ne tenant que par notre adhésion/participation,
le projet de Sécurité Sociale de l'Alimentation repose sur 3
piliers proprement révolutionnaires :
-
l'universalité
du processus, soit l'absence de discrimination en particulier face
aux plus nantis qui sont en capacité de bien se nourrir par
eux-mêmes. Ainsi, chacun doit jouir effectivement du droit à
l'alimentation... et non pas bénéficier de l'aide alimentaire à
travers des colis ou d'autres prestations relevant d'une charité et
d'un paternalisme qui cachent en fait le gaspillage structurel
propre au système actuel.
-
un
conventionnement des produits accessibles organisé
démocratiquement, soit décider ensemble ce qui est consommé et
doit donc être produit. Cela semble assez technique mais c'est au
contraire pleinement politique et ici réside selon moi l'innovation
vraiment disruptive, généreusement insidieuse, de l'alternative
proposée. Autant citer ses promoteurs car ils l'expliquent par
définition très bien : « Le
conventionnement est le mécanisme qui doit nous permettre d’assurer
une orientation par les citoyens de la production agricole et
alimentaire, en élaborant démocratiquement les types de produits
et les critères de qualité auxquels nous aspirons avoir accès…
Et ainsi transformer l’offre actuelle de la production agricole et
alimentaire pour y répondre ! En effet, les acteurs pourront
être conventionnés sur la base de leurs pratiques convenant aux
cahiers des charges proposés ou d’un engagement dans une
transition de système de production. Qu’entend-on
par « démocratiquement » ? Une organisation pensée
du mieux possible pour permettre l’expression des aspirations de
l’ensemble des citoyens… Nous travaillons sur les différentes
échelles et mécanismes à proposer pour garantir un
fonctionnement, les possibilités et les débats sont nombreux !
Tirage au sort, vote des décisions, représentation de la société
civile et des professionnels, toutes les pistes sont en
réflexion ! ». Et
pour cause : nous sommes ici dans de l'innovation sociale, pas
du copier-coller managérial ou relevant du green-washing.
-
financement
fondé sur une cotisation basée sur la valeur ajoutée produite par
l'activité économique. Le coût étant d'environ 120 milliards
d'euros (sans compter les frais de fonctionnement et à mettre en
parallèle avec les près de 140 milliards d'euros consacrés aux
soins et biens médicaux remboursés), il convient d'envisager une
contribution à la fois spécialement dédiée et socialement juste
donc solidaire. A ce sujet comme pour l'ensemble du dispositif, les
propositions fusent, les scenarii sont multiples pour passer à une
phase d'application efficace. Toutefois, qu'on ne vienne pas nous
chanter la vieille rengaine de « mais vous êtes fous, il n'y
a pas d'argent » car la plaisanterie a assez duré : bien
sûr qu'il y a de l'argent, bien sûr que nous vivons dans un pays
riche (nous sommes au G7, c'est déjà un signe) et bien sûr que la clef est une redistribution équitable en
lieu et place d'une nation où les écarts ne font que se creuser.
Qu'on prenne donc l'argent où il est, à commencer sous forme de
prélèvements auprès des industriels bien gras et pollueurs de
l'agro-industrie plutôt que les soutenir à coup de politiques
agricoles nationale et européenne mal placées.
Donc
concrètement, chacun aurait soit une carte du type de la carte
Vitale, soit sur sa carte Vitale directement, une somme de 150 euros
par mois pour accéder à des produits répondant à un ensemble de
critères comme on dit « bons pour la santé et bons pour la
planète ». Sachant que le budget alimentaire mensuel moyen par
habitant est de 235 euros, il ne s'agit pas de couvrir les frais de
tout le monde mais d'augmenter le pouvoir d'achat des plus précaires
et d'apporter une contribution aux moins démunis afin que chacun et
tous ensemble non seulement ils se nourrissent mieux, aident les
paysans à eux-mêmes pouvoir faire de même grâce à une plus juste
rémunération et contribuent à un progrès sur le plan écologique.
On
l'aura compris, le fait de doter chacun de ce qui lui permettrait de
jouir effectivement de son droit à l'alimentation comporte des
enjeux assez colossaux qui peuvent expliquer la difficulté certaine
à transformer ce sujet comme assimilable, traitable dans les termes
politiques habituels. C'est un renversement de perspective, donc
comme tout renversement de cette nature il y a besoin de temps pour
faire sienne cette perspective sur le plan cognitif. Mais ne nous
leurrons pas : le frein ne réside certainement pas dans
l'incapacité, du moins la difficulté à intégrer un autre schéma
de pensée. Il réside plus sûrement dans des normes et chez des
acteurs du système actuel, ou plutôt chez des acteurs pesant sur
ces normes. Avant d'envisager les points de blocage, passons
brièvement en revue les enjeux saillants:
-
justice
sociale du côté des producteurs qui sont souvent eux-mêmes en
situation de précarité et pas seulement pour prendre soin de leur
alimentation. En finir avec un mode de fonctionnement qui ne
respecte pas comme il se doit ceux qui nous nourrissent.
-
justice
sociale du côté des consommateurs car il persiste une réalité à
plusieurs vitesses où ceux qui disposent, comme disait le
sociologue Pierre Bourdieu, de toutes les formes de capital
(matériel, culturel, symbolique) peuvent mieux se nourrir que les
autres.
-
rétablissement
salvateur sur le plan de sa signification et de l'organisation de
l'économie du lien entre les producteurs souvent à la campagne et
les consommateurs souvent urbains. Utilisation -via le système de
conventionnement et des produits à flécher absolument le plus bio
et le plus locaux- de la Sécurité Sociale de L'Alimentation comme
levier pour la relocalisation de l'économie ; laquelle a à
voir, au cas où on ne s'en serait pas rendu compte avec la pandémie
et la guerre en Ukraine parmi d'autres signaux d'alerte, avec la
sécurité alimentaire à laquelle chacun a le droit d'aspirer dans
le cadre du contrat social qui nous lie jusqu'à nouvel ordre avec
l'Etat.
-
renaturation
du citoyen au sens où le même contrat social libéral l'a réduit
à un rôle de consommateur, en d'autres termes « consomme,
soit content de consommer et n'en demande pas plus ». Par la
citoyenneté alimentaire et sur le plan pratique des commissions au
niveau local qui décideraient quels produits sont conventionnés en
fonction de critères exigeants en lieu et place du laisser-aller
prévalent, il s'agit de se réapproprier notre propre historicité
c'est-à-dire ce que nous voulons faire de notre histoire. Je cite à
ce propos Dominique Paturel et Patrice Ndiaye, spécialistes de la
question : « C'est à partir de ce constat que le
concept de « démocratie alimentaire » prend toute sa
force. Il représente la revendication des citoyens à reprendre le
pouvoir sur la façon d'accéder à l'alimentation, dans la
reconnexion entre celle-ci et l'agriculture. La démocratie
alimentaire émerge comme un terreau particulièrement propice à la
construction d'une nouvelle citoyenneté, dans laquelle les citoyens
retrouvent les moyens d'orienter l'évolution de leur système
alimentaire à travers leurs décisions et pas uniquement leurs
actes d'achat » (article « Démocratie alimentaire :
de quoi parle-t-on ? », 1er volet des « Chroniques
Démocratie Alimentaire », donner le lien).
-
reconnexion
avec la « nature » dans la mesure où le but est
d'utiliser le conventionnement pour favoriser des modes
d'agriculture durable du type agroécologie, à l'inverse du mode
intensif et dévastateur actuel.
A
l'énumération de ces quelques enjeux les plus importants, je pense
que le titre choisi pour cette chronique (en quoi la sécurité
sociale de l'alimentation est une idée profitable qui nous regarde
tous) trouve sa pleine justification de même que l'intérêt pour un
sujet en apparence mineur, obscur car trop technique. Car s'il est
indéniable que des aspects techniques doivent être réglés, le
problème semble davantage être dans le caractère encore trop
confidentiel du débat... raison pour laquelle je ne manque pas de
m'emparer du sujet, fidèle à la vocation de ces chroniques qui est
d'informer pour mobiliser et ainsi participer à la Transition. Alors
si ce débat est pour l'instant trop restreint, la raison est sans
doute à chercher du côté des freins qui l'entravent et qui
entravent donc la mise en application concrète de l'extension de la
Sécurité Sociale au domaine agro-alimentaire. Parmi ces freins, on
peut relever :
-
un
problème de fiscalité car « l'aide alimentaire permet
d'évacuer la surproduction structurelle de l'agro-industrie. En
France, des mécanismes de défiscalisation sont même permis (« Loi
Coluche »). (...). L’argument
de la lutte contre le gaspillage pourrait laisser croire que le
gaspillage est accidentel. Or, c’est faux : la surproduction fait
partie intégrante du « business plan » (ou plan d’affaires)
des entreprises de l’agro-industrie que de tels dispositifs
fiscaux favorisent encore. Dans ce contexte, la distribution de
colis alimentaires devient l’alliée d’un système
agroalimentaire qui détruit l’environnement et génère
malbouffe et précarité »
(analyse « Une sécurité sociale de l'alimentation »,
proposée par Action Vivre Ensemble, 2021/11).
-
un
problème d'impuissance des Etats entériné par eux-mêmes... sous
l'influence de la pensée néolibérale et de lobbies eux sans doute
bien puissants. Je rapporte les propos d'un autre spécialiste du
sujet, Mathieu Dalmais : « Je
ne pense pas que ce modèle pourra être mis en place rapidement. Au
début, j'espérais que nous pourrions construire quelque chose de
l'ordre d'un projet de loi, qu'une force politique pourrait ensuite
mettre sur la table. Aujourd'hui, on se rend compte que plusieurs de
nos propositions sont tout simplement anticonstitutionnelles. Elles
ne sont pas applicables dans le cadre de la Constitution de la Vème
République française, et encore moins dans le cadre du Traité
Constitutionnel Européen (devenu Traité de Lisbonne). D'un point
de vue européen, c'est une atteinte à la libre organisation des
marchés que de s'entendre sur les prix, ou de décider d'un
conventionnement en fonction d'un cahier des charges. Et d'un point
de vue français, le taux de cotisation est une prérogative de
l'Assemblée nationale. Donc notre modèle de Sécurité Sociale de
l'Alimentation n'est pas opérationnel aujourd'hui : il demande
un travail de réflexion et de transformation politique assez
profond »
(ibidem).
Comment
ne pas être affligé et en colère face à un tel constat ?
A-t-on encore le temps de tourner autour du pot ? Car oui à de
la réflexion pour rechercher des solutions pour mettre en œuvre un
nouveau système mais non à une nouvelle perte de temps due à de
l'obstruction dans ce qui devrait au contraire être une réflexion collective sur
le besoin et le bien communs qu'est notre alimentation. Il est urgent
que la puissance publique incarnée dans notre pays par l'Etat au
niveau national et les collectivités locales (pensons aux PAT, Plans
Alimentaires Territoriaux) ne soient plus ni passives ni dans une
optique de sécurité sécuritaire laminant les libertés tant
collectives qu' individuelles et jouent un rôle d'inclusion
protectrice de chacun. Pour ce faire, il est urgent que
l'alimentation ne soit plus (comme d'ailleurs nos biens républicains
les plus précieux, gains d'une histoire progressiste singulière
dont on peut être fiers, à savoir par exemple l'éducation et la
justice), oui que l'alimentation ne soit plus traitée comme une
marchandise parmi les autres. Elle est trop politique pour être
laissée dans le lot des consommables ordinaires. Et donc tout
rapport de force est déplacé la concernant, tous les efforts
doivent converger vers un droit reflétant un nouvel ordre politique
véritablement bénéfique à chacun.
Au
final... je dirais qu'il n'y a pas de final puisqu'on l'aura compris,
la Sécurité Sociale de l'Alimentation est ce que l'on appelle un
« work in progress », autant dire un travail en cours.
Nous aurons donc certainement l'occasion d'y revenir mais, pour
l'heure, je vous laisse avec pour viatique toujours d'actualité une
citation de notre Victor Hugo national : « Aujourd'hui,
je refais ainsi la définition de la Révolution : une grande
lumière mise au service d'une grande justice ».
Citoyennement
vôtre,
©Yolaine
de LocoBio,
Janvier
2023
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