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Chronique 127
17-11-2021

 

Complexité, vous avez dit complexité ?

A propos du "cuir" végan


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Par hasard, j'ai entendu une expression qui revient assez souvent et qui fatigue un peu à force. Je ne sais plus qui parlait et disait qu'il avait dû sortir de sa zone de confort pour, ah si je me souviens, sortir un disque, donc créer. On pourrait croire que cette exigence de sortir de sa zone de confort n'est réservée qu'à des métiers socialement identifiés comme créatifs, la figure de l'artiste paraissant à ce titre emblématique. Mais la vérité est tout autre, pour ne pas dire opposée : en fait, nous croyons tous être dans une zone de confort alors que ce n'est peut-être pas tout à fait le cas. En effet, cet espace est en principe celui dans lequel on choisit – à voir ce que recouvre ici le mot « choix »- de rester car il est synonyme de sécurité et donc de contrôle sur soi, son environnement. Au-delà, il y a la zone de peur que l'on évite souvent soigneusement car elle génère un stress difficile à gérer. Mais il y a encore en un sens pire avec ensuite la zone d'apprentissage puis celle de croissance où il s'agit d'acquérir de nouvelles compétences pour affronter de nouvelles situations et en définitive atteindre des objectifs alignés avec le sens profond des choses, à commencer par celui de sa propre vie. Ce qu'il y a de frappant, c'est que finalement qui croit être bien tranquillou dans sa zone de confort n'y est sans doute pas. Que constate-t-on aujourd'hui ? Au contraire un sentiment d'insécurité très justifié par la précarité, la pauvreté grandissantes et l'incapacité d'un acteur comme l'Etat autrefois régulateur et correcteur d'injustices d'apporter un minimum de sécurité. Du moins le contrat social était-il basé sur cette idée, on l'a fait accepter, qu'il détient pas moins que le monopole de l'usage légitime de la violence physique (merci cher Max Weber) et, en échange, les individus en tirent bénéfice en termes de sécurité tant symbolique que matérielle. Or là, actuellement, nous nageons en pleine insécurité objective et subjective, ce qui revient au même car la subjectivité, ce que croient les individus, est façonneuse de réalité. Deuxième constat inquiétant : non seulement nous ne sommes pas vraiment dans une zone prétendument de sécurité mais en plus on est à cheval sur la zone de peur, laquelle est tout à fait à son aise puisqu'elle occupe une zone à part entière qui se caractérise par le fait d'être soumis aux jugements d'autrui, de se chercher des excuses et de manquer de confiance en soi. On peut penser ce que l'on veut de ces schémas emprunts de psychologie et de management, n'empêche que si l'on réfléchit, peu d'entre nous peuvent prétendre y échapper, voire ne pas les illustrer au point d'en devenir des caricatures. Donc au final tout cela est vraiment dommage car on croit, on se persuade sans doute d'être bien au chaud et que dehors, brrr..., il fait très froid, c'est dangereux, faut surtout pas sortir, on va crever car le loup nous attend dans le blizzard alors que nous on est à poil, totalement à poil en plus dans le noir et avec un foulard rouge bien visible sur la tête en mode Chaperon rouge somnanbule, et voilà que patatrac, justement, la vérité est que nous ne sommes pas, ni objectivement ni subjectivement, en sécurité. Donc tant qu'à faire, autant tout faire pêter, à commencer par cette notion de zone de sécurité et sa copine, celle de peur, pour faire notre boulot, merde, et grandir enfin. Cela ne peut qu'être synonyme de créativité, et pas que dans le champ artistique, dans tous les champs et pour tous, tous à la recherche de solutions pour une vie meilleure parce que franchement en ce moment on peut pas dire que ce soit terrible. En clair, faudrait pas prendre des vessies pour des lanternes et prendre pour de la zone de sécurité ce qui n'est que colonisation des esprits et enfermement dans une insécurité de fait croissante. Tant qu'à être sur le fil, autant faire le saut et qu'on n'en parle plus. ».

Alors comment ? C'est bien joli tout ça, mais comment ? Grâce à la pensée complexe. Oula, calmos, qu'est-ce que c'est encore que ça ? Un truc abstrait, j'avoue, mais faudra s'y habituer un peu et s'assurer que tout le monde suive plutôt que de privilégier un abrutissement généralisé. Non, en fait, la pensée complexe... c'est pas si complexe. C'est juste qu'elle détonne un peu face à une propension naturelle à la simplification dont usent et abusent les politiques (au sens large, y figurent aussi les grandes firmes et leur stratégie de communication en roue libre de monolithisme), propension renforcée par un niveau de connaissances de base et d'aptitude au débat en décroissance crasse. Car en soi cette pensée va au contraire de soi tant elle correspond à ce qui devrait en principe être notre intelligence supérieure et, surtout, elle et elle seule peut nous permettre d'appréhender le vrai, seul défi qui est le nôtre : la complexité du monde. Tout l'enjeu est donc de se mettre enfin en phase, de porter le juste regard, un peu comme de nouvelles lunettes qui élargiraient tellement le spectre que ça y est : le spectre coïncide avec le réel ! Pensée complexe et révolution, donc. Et quand je pense à pensée complexe, je pense forcément -et certains d'entre vous avec moi- à notre cher Edgar Morin qui a fêté cette année ses 100 ans. Encore un on se dit qu'il faudrait surtout pas qu'il disparaisse, un peu comme un Stéphane Hessel qui n'est plus là pour nous jeter dans l'arène chaque jour avec son « Indignez-vous ». N'anticipons pas trop, notre Edgar est encore bien là et constatons plutôt aussi une réalité objective : l'essentiel de son œuvre est derrière lui, sans doute, elle est très importante et nous avons la chance de pouvoir jouir de cet héritage de son vivant, tout en le célébrant encore comme cela s'est d'ailleurs passé de manière émouvante sur un plateau télé (voir https://www.france.tv/france-5/c-l-hebdo/c-l-hebdo-saison-5/2533141-emission-speciale-pour-les-100-ans-d-edgar-morin.html). Sociologue et philosophe, en un sens poète aussi, il a dès les années 80 appelé et travaillé à une véritable réforme de la pensée occidentale, très cloisonnée et cloisonnante. Selon lui, une approche pluridisciplinaire est nécessaire pour relier, c'est-à-dire à la fois faire le lien, percevoir les liens dans notre esprit, notre compréhension des choses, mais aussi ensuite établir des ponts, ne pas sombrer dans des séparations aussi artificielles qu'imposées. Il fut l'une de mes lectures préférées lors de mes études de science politique, science qui à mes yeux et au grand dam de mes professeurs à qui je le disais n'existe pas en tant que telle puisqu'elle se situe précisément au carrefour d'autres disciplines fondatrices comme l'histoire, la sociologie, le droit, la géographie, la philosophie politique bien sûr. Je n'ai pas cessé d'avoir de la curiosité pour son œuvre, d'autant plus qu'elle a un peu inévitablement concerné la « planète », une forme de conscience à cette échelle, à un moment donné, plus dans les années 90. Le lien me semble en effet évident avec l'écologie, finalement assimilable à de la pensée complexe appliquée au vivant. Une définition simple, fidèle et communément admise la désigne en effet comme la science qui étudie -tiens tiens, une histoire de liens- les interactions entre les êtres vivants d'une part et entre les êtres vivants et leur milieu d'autre part. Autant dire que cela résonne avec une approche que l'on qualifie plus aujourd'hui de holistique et que l'on retrouve dans des notions comme écosystème. Lequel écosystème peut à son tour à la fois renvoyer à soi-même, sa famille, sa ville, la société, bref le monde et au-delà. Raisonner ainsi, sur la base de ces cercles concentriques poreux, se nourrissant réciproquement, n'est-il pas productif que de rester bloqué dans ses zones de pseudo-confort et de vraie peur en rêvant encore un peu -casque de réalité virtuelle aidant comme béquille anti-écologique absolument- d'horizons d'apprentissage et de croissance véritables ?



Certes, je l'avoue, tout cela est bien fatigant. On n'avait pas vu les choses ainsi, on ne nous les avait pas vendues ainsi. Et pourtant maintenant c'est ainsi et il va falloir faire avec, et en plus vite, le temps presse. Après le comment faire pour sortir de fausses-vraies zones grâce à la pensée complexe, on en est donc au comment faire concrètement avec cette pensée complexe ? Car par définition une révolution ne se fait pas à moitié. Je propose 3 voies : d'abord accepter que les temps ont changé, qu'il est de notre belle responsabilité d'inventer autre chose. Déjà, d'accepter et surtout de n'attendre de personne cette autorisation, cette étape est fondamentale. Ensuite, il faut se cultiver à tout crin, en attendant de l'École qu'elle joue bien sûr son rôle et aussi la formation continue qui est un droit dans un pays comme la France qui se veut développé. Mais il faut aussi transformer l'autonomie d'acceptation en autonomie de formation, autant dire être curieux, se former soi-même tout le temps, et pour cela rien de tel que l'échange aussi avec autrui. Enfin, il y a nettement moins drôle mais que voulez-vous la besogne est sérieuse ou n'aboutira pas : sur la base de cette sorte de culture générale constamment actualisée, il faut se spécialiser afin de savoir de quoi on parle exactement et d'agir avec le plus de succès. Et c'est là que l'écologie cesse d'être un risque de vœu pieux, une version chimérique parce que trop poétique de la vie : elle devient un peu sèchement écoconception et laborieuse analyse de cycle de vie. Alors là, intégrer cette méthodologie qui permet de calculer l'impact environnemental d'un produit à toutes les étapes de son développement (de l'extraction des ressources à son enfouissement s'il s'agit d'un sympathique déchet nucléaire... ou d'un canapé comme le pratique les Québécois et cela m'avait en son temps effarée), il est certain que ca change d'air/ère. Et attention, il ne s'agit pas de trop se planter car des décisions, en fait des milliers, des millions de décisions, sont potentiellement prises à chaque instant sur cette base pour savoir si tel ou tel produit doit être développé car il est bien éco-compatible. Vous visualisez ? Vous avez le vertige ? C'est normal ! Bienvenue dans le pays de la complexité appliquée... tiens, pourquoi pas à un cas d'école intéressant, le « cuir » végan ? Je mets les guillemets, d'abord parce que l'article dont je vais vous parler en met mais aussi parce qu'en tant qu'écrivain et politiste, je suis particulièrement sensible au sens des mots. Du coup, c'est vrai, je sursaute un peu quand j'entends parler de « boucherie » ou de « fromage » végans (bientôt l'objet d'une de mes aimables chroniques:)), non pas par conformisme mais je pense plus approprié, surtout quand il s'agit d'une révolution de conscience et sémantique, de dire enfin les choses comme elles sont. On est alignés ou pas et je préfère à titre personnel, n'étant certes pas dans le marketing, parler de protéines végétales ou, comme je l'ai encore vu récemment, de « râpé façon emmental ». Pour revenir au « cuir » végan, il fait donc l'objet d'un focus dans une nouvelle revue, précisément consacrée à « l'art de vie vegan » : B12, pour faire référence à une vitamine controversée car essentielle à l'organisme et manquant paraît-il souvent à ceux qui mangent végan. Je vous parlerai bientôt plus en détail de cette revue mais je voulais pour l'heure prendre cet exemple pour montrer combien il faut à la fois être idéaliste et très pragmatique, donc déterminé et prudent, quand il s'agit de passer à la pratique. C'est d'ailleurs le sentiment qui se dégage des lignes écrites par la journaliste qui, on le sent bien, aurait préféré repartir avec des réponses toutes faites à sa multitude de questions du genre : qu'est-ce que le cuir vegan ? Comment choisir des produits vegans de qualité ? Comment savoir s'ils sont écologiques ? C'est aidée d'un ingénieur en écoconception, puisque la bonne nouvelle est que cette discipline existe désormais, se développe à travers des formations et des métiers, qu'elle a essayé d'aborder en toute transparence les plus de cette alternative. Une chose est certaine : le bilan de l'industrie traditionnelle du cuir n'est pas brillant. Et cela à différents niveaux, comme c'est rappelé page 24 : chaque année, c'est la peau de pas moins de près d'un milliard et demi d'animaux qui est transformée en peau, transformation qui suppose aussi le recours à des produits comme le chrome, toxiques et pour les travailleurs en contact avec lui et avec l' « environnement ». Autant dire que derrière nos sacs, nos valises, nos blousons, il y en a de la souffrance et de la pollution une fois de plus invisibilisées. A ce propos, je dis bien « invisibilisées » et non « invisibles » car ce dernier terme pourrait renvoyer à un simple constat, à un phénomène sans cause décelable ; alors qu'il s'agit au contraire d'un effet parfaitement recherché, l'invisibilité permettant de maintenir dans l'ignorance, de ne pas permettre de faire le lien et d'accepter sans broncher, il n' y a qu'à voir le hors de question du voir dans les abattoirs ce qui se passe et l'impact en contre-point d'images comme celles régulièrement produites avec sérieux par des lanceurs d'alerte comme L214. Cela dit, une fois le constat dressé du pas terrible du cuir d'origine animal, alors quoi choisir d'autre et de mieux ? C'est là que le bas (nylon) blesse un peu car « la majorité des marques qui proposent des produits en cuir vegan utilise principalement du plastique » (p.25). Zut alors, c'est quand même con vu que le plastique en question provient encore majoritairement du pétrole, matière fossile à durée limitée et aux conditions d'exploitation pas vraiment éco-compatibles. D'où des recherches tous azimuts pour répondre aux besoins mais avec un impact écologique moindre. Celles-ci sollicitent aussi bien une matière végétale à base d'ananas dont, tiens tiens les savoir-faire ancestraux, les Philippins faisaient déjà usage, que des peaux de pomme ou du raisin et du liège. Comme toute recherche, ça cherche et donc ça évolue et... il faut l'avouer, ça cherche surtout à se passer du plastique qui se mêle encore à bien des formules chimiques à défaut de magiques. Et comme toute recherche en écoconception, le bilan n'est pas miraculeux, unilatéral, univoque et définitif. Comme le rappelle l'ingénieur interrogé par notre Candide (improvisée comme tel, c'est son métier) : « tout produit est source d'impact. Il n'existe pas d'écomatériau : tout dépend du contexte d'utilisation » (p.27). Il fait ici référence à l' « approche service rendu » qui permet de poser et faire la part entre les avantages et les inconvénients à produire de telle ou telle façon tel produit. En l'occurrence ici, oui c'est vrai les « cuirs » vegans ne sont pas la panacée mais ils permettent de résoudre des problèmes, parmi lesquels il est même question de valeur puisque de souffrance animale. On fait aussi rentrer dans le calcul les terres prises pour l'élevage intensif à la fois pour parquer les animaux lors de leur courte et merdique « vie », mais aussi pour les nourrir souvent au détriment de forêts elles-mêmes berceaux d'écosystèmes entiers.



En définitive, il y aurait de quoi se décourager. Ce que ne peut certainement pas un très sérieux ingénieur qui, vaillant et instruit, a choisi ce métier et sur lequel nous comptons tous. Oui... sauf que le mieux est peut-être aussi de compter sur nous-mêmes et, une fois n'est pas coutume, de faire le point sur nos réels besoins. Ok, il faut peut-être pas attendre de se trimbaler avec un vieux sac en cuir d'agneau de la grand-mère, troué, partant en biberine de tous les côtés, ni qu'il vous sorte tellement des yeux que vous vous êtes d'un côté du trottoir et vos yeux, eux, sont de l'autre côté, ok. Mais quand même, y'a de la marge non ? Si vous considérez vos besoins réellement besoins et si vous fouinez dans vos armoires, c'est si sûr que vous n'allez rien trouver ? Et le voisin, là le voisin, plutôt que de se croiser et de se faire vaguement la gueule, on pourrait pas un peu faire la fête ensemble plus qu'une seule fois par an institutionnalisée (encore le coup des zones de confort et de peur, d'attendre l'autorisation alors que merde, c'est notre vie de tous les jours) et lui dire qu'on a capoté sur son baise-en-ville en vieux cuir de vache des familles ? Je suis certaine que lui en a marre, parfaitement marre autant que -secrètement- de sa bobonne et qu'il vous en ferait bien cadeau histoire de se faire offrir à la prochaine fête des pères une besace plus branchée en poil de pépin de raisin (si si ça existe, ou alors ça va bientôt exister;)). Ben puis au-delà du voisin, y'a la rue, personne vous empêche de l'animer et de proposer un événement type bourse aux sacs (avec et sans jeu de mots, j'avoue j'arrive à la fin de la chronique et j'ai faim d'un bon bifteck). Se former ? Tiens justement il y a un Mooc en ce moment sur sa rue, comment l'animer (https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/demain-ma-rue). Bon et puis enfin, classiquement, il y a les fripes, toutes les boutiques s'il-vous-plaît au maximum pas en ligne parce que la sobriété numérique il va aussi falloir y penser, tous ces vêtements et accessoires en cuir d'avant et qui n'attendent que de seconde voire de tierce main. Autant dire qu'avant d'acheter, ah le fameux acte qui fait chauffer la carte, ben il y en aura des étapes et, entre temps, vous pourrez vous satisfaire de tous ces animaux qui n'auront pas été tués grâce à votre prise de conscience et à votre irréfrénable enfin réfréné. C'est cela la sobriété, c'est cela l'apprentissage : de la patience pour que le monde soit plus joli.



Bref, le 21ème siècle sera créatif ou ne sera pas. Et tous à vos méninges pour trouver de beaux "cuirs" végétaux.



©Yolaine de LocoBio,

Novembre 2021


 
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