Résilience alimentaire, mode d'emploi
(3ème partie)
Nouvel épisode dans la
véritable saga de la transition alimentaire qui s'ouvre à nous et
dont le livre proposé par Les greniers d'abondance a déjà fait ici
l'objet de deux éclairages (voir chroniques 116 et 118). Poursuivons
donc avec une saga dans la saga, à savoir une réappropriation
hautement symbolique et véritable nerf de la guerre :
l'autonomie en matière de semences. Le sujet est désormais assez
connu puisque de grands groupes privés semenciers, qui monopolisent
depuis la révolution verte et la mise en place de l'agriculture dite
« conventionnelle » une activité traditionnellement
réalisée par les paysans eux-mêmes, ont été mis en cause.
Parallèlement, il y a eu un processus de redécouverte et la volonté
de préserver les variétés anciennes pour différents motifs allant
du goût meilleur à la désolation face au paysage esthétiquement
de plus en plus pauvre des produits proposés (pensez aux tomates),
en passant bien sûr par une prise de conscience face à ce qui était
en train de se jouer en matière de perte de biodiversité cultivée
et d'indépendance concernant le processus même de développement de
toute plante. On peut donc dire que les choses ont bougé mais pas
suffisamment au regard des enjeux qui se profilent à l'horizon, pour
ne pas dire qui le façonnent déjà.
L'argument majeur réside dans
le fait que les variétés homogènes produites par une filière
toujours très concentrée contribuent donc à la perte de
biodiversité (en général, si on prend aussi en compte l'usage de
beaucoup d'intrants chimiques et le faible engagement dans la
recherche à des fins de culture biologique), à la non-valorisation
d'un patrimoine naturel local source de diversification alimentaire
pour une population en bonne santé et à un manque d'adaptation
rapide aux effets déjà avérés du changement climatique. Or ces
effets diffèrent d'un territoire à l'autre et donc développer des
filières locales de sélection, multiplication et distribution
serait un moyen tout d'abord pour faire cesser un monopole un peu
douteux quant à ses appuis dans le monde politique et à ses
finalités somme toute bien commerciales. Comment se fait-il en effet
qu'un sujet aussi sensible, le bien commun pour le bien commun par
excellence, c'est-à-dire les semences pour le besoin alimentaire,
soit à ce point monopolisé par le secteur privé et fasse en
plus l'objet d'une gestion verticale tout comme celle du pouvoir en
général dans notre cher pays ? Là encore, ne marche-t-on pas
sur la tête et ne serait-il pas grand temps de s'inscrire dans une
plus saine perspective ? Et là encore, bonne nouvelle, les
collectivités locales ont un rôle déterminant à jouer pour
stimuler l'apparition de nouveaux outils et pour soutenir le
développement de ceux déjà existants. Cela peut passer par
l'installation de semanciers professionnels comme Union Bio Semences
en Ile-de-France dont la création prouve bien qu'un partenariat avec
les services de l'Etat (ici l'agence de l'eau), dans une optique
plurisectorielle aboutit à des résultats. Cela peut aussi passer
par le soutien aux maisons des semences paysannes comme il en existe
notamment à Rouen. Il s'agit ensuite de stimuler la recherche
participative, incluse vis-à-vis des agriculteurs qui sont les
premiers concernés et souvent les meilleurs connaisseurs des
variétés employées, de ce que pourrait apporter l'innovation pour
répondre mieux à leurs besoins. Autant dire que, là encore, il
s'agit d'une véritable révolution culturelle car la recherche ne se
fait classiquement pas de la sorte, surtout dans un pays qui n'a eu
de cesse de cloisonner les secteurs d'activités et de sous-valoriser
dans ses représentations « modernes » le savoir paysan.
Le gâchis est immense, comment ne pas penser aux témoignages rendus
de manière romanesque par les Giono et les Pagnol pour ne citer
qu'eux ? Et il est donc temps d'y remédier en faisant un
mouvement vers les paysans eux-mêmes en les sensibilisant et en les
formant à tout l'intérêt de la diversité variétale et des
semences paysannes, vrai défi comparable à une sorte de cure de
désintoxication physique et à une entreprise de décolonisation des
esprits dans lesquelles les instituts de formation ont d'ailleurs
leur part à jouer, on espère en toute indépendance face aux
acteurs de l'agro-industrie dominante auxquels on associe le(s)
syndicat(s) agricole(s) dominant(s). Là où les collectivités
locales peuvent enfin agir vigoureusement, ce sont les appels d'offres
dans le domaine de la restauration collective pour assurer des
débouchés aux variétés du cru. Or ce domaine est stratégique non
seulement pour le nombre de repas servis, et pas que dans les écoles,
mais aussi comme vecteur pédagogique, donc culturel. Même si cette
question des semences est assez technique, il faut veiller selon moi
à ce que les citoyens aient conscience de ces enjeux afin d'user de
leur pouvoir à la fois comme consommateurs en privilégiant l'achat
de produits locaux, labellisés ou non (sachant qu'une confiance bien
entendue, pas usurpée, rend non-nécessaire l'étape et le poste de
dépenses parfois trop lourd de la certification) ; comme
citoyens ensuite en contribuant à la mise sur agenda local de cette
question puis en choisissant qui porte politiquement cette option, si
possible accompagnée d'une préférence donnée aux semences
biologiques car tant qu'à faire, autant mener une double bascule que
les acteurs actuels freinent après tout comme tout acteur dominant résistant
face à un changement de paradigme, de système. Que chacun joue donc
sa partition et de nouveaux emplois comme artisan semencier, artisan
transformateur, animateur de réseaux semenciers, etc...
apparaîtront, ce qui permettra au passage de réduire l'angoisse
angoissée angoissante et il faut le dire assez stérile autour de la
croissance verte, de savoir si c'est possible, si c'est compatible,
et si et si et si...
Autre sujet technique et non
moins politique appelant une action locale : l'eau. Là encore,
on en sait finalement peu sur qui fait quoi exactement, les acteurs
privés ayant visiblement une conscience plus avancée des enjeux
autour d'une raréfaction de la ressource que ceux qui pourraient en
animer une gestion commune. Et là encore, la région d'Evian avec
les célèbres eaux du même nom n'est pas en reste de même qu'elle
ne l'est pas pour ce qui a trait à ce que rejettent exactement les
stations d'épuration dans le lac Léman, lesquelles stations
pourraient plutôt -comme c'est déjà le cas sur l'île de
Noirmoutier- contribuer largement à l'irrigation de terres
nourricières à proximité. Après tout, penser les choses un peu
comme si nous étions dans une configuration insulaire, cela n'est
pas si idiot pour se sortir des sentiers de l'ultra-dépendance à
des flux mondialisés, à l'extraversion de manière générale, pour
ne pas dire à une forme d'aliénation. Il s'agit d'ailleurs
précisément d'en venir à une gestion intégrée d'une ressource
très particulière car précieuse et en voie de diminution comme
c'est déjà de plus en plus le cas sans qu'aucun déni ne soit
opposable. Précieuse, l'eau l'est en effet car on en a besoin à la
fois directement, pour boire et pourvoir à d'autres besoins
domestiques, mais aussi indirectement, et l'agriculture est une
grande consommatrice pour produire du comestible direct et du
comestible dérivé via la nourriture pour les animaux ensuite
consommés. Dans ce contexte, il convient d'en passer comme pour
d'autres ressources par un état des lieux initial qui aura pour but
de réduire la dépendance locale à l'irrigation, d'aider ensuite
les exploitants à se convertir à des cultures également moins
dépendantes que la maïs dominant et à une gestion plus économe en
révisant les modes de culture. Il est fait référence ici à
l'agroécologie qui semble avoir heureusement le vent en poupe car il
s'agit précisément d'un mode intégré d'agriculture s'inscrivant
lui aussi dans une révolution des mentalités.
On pourrait dire la même chose
pour ce qui touche à l'évolution nécessaire vers une agriculture
directement nourricière pour la population vivant sur place. Il ne
s'agit pas de renier ce qui nous a sans doute permis de sortir la
tête hors de l'eau après la 2de Guerre Mondiale et, d'une pierre
trois coups, veiller à la souveraineté alimentaire au niveau
national tout en faisant de la France une puissance agricole dotée
de secteurs de prestige très rémunérateurs, contribuant à une
forme de soft power, comme le vin. Il s'agit juste de considérer que
les réalités d'hier n'ont plus rien à voir avec celles
d'aujourd'hui et que nous voyons très certainement les limites d'un
déssaisissement massif dans ce domaine vital. Si les transports et
le libre-échange ont en effet littéralement dessiné le visage d'un
pays aux régions ultra-spécialisées avec quelques bénéfices, on
peut aussi jauger la situation à l'aune de plus de lucidité sur ce
paradigme et à celui des risques actuels. Il est évident en effet
que le coût réel des transports, rien que sur le plan économique
et sans compter les coûts induits sur la santé à cause de la
pollution, ce coût-là n'a jamais été internalisé. Cela est peu
surprenant dans le cadre plus général d'une économie artificielle,
de plus en plus déconnectée de la réalité matérielle.
L'ultralibéralisme a aussi fait beaucoup de casse, mettant en
concurrence des hommes et des territoires à une certaine échelle
qui n'avait plus rien à voir avec les besoins à celle d'un bassin
de vie. D'où des disparitions d'activités et même d'hommes (voir,
vraiment voir en face, les suicides quotidiens d'agriculteurs) et des
spécialisations à coup d'intensification des cultures de l'autre.
Le résultat n'est au final pas brillant et il l'est encore moins si
on considère les risques liés à une telle organisation. Se pose
déjà le problème du coût et de la durabilité des transports sur
la base d'une énergie pétrolière chère et éloignée, basée dans
des pays avec lesquels il convient de garder une entente on dira
cordiale. Est-ce bien raisonnable de continuer à jouer ainsi à la
roulette russe ? Certainement pas et certaines manifestations de
souveraineté aux frontières, lors d'incidents liés aux migrants en
provenance d'Italie par exemple, de manque potentiel de fluidité
comme on a pu le constater et on le constate toujours avec la crise
sanitaire (pénurie de papier) et certains signaux de crispations
identitaires en Europe même devraient conduire désormais à réviser
le schéma existant. Pour cela, il faut se confronter au problème,
véritable problème puisqu'à l'heure où il faudrait beaucoup
diminuer notre consommation de produits d'origine animale, c'est là
que nous nous apercevons avoir perdu la quasi-totalité de notre
autonomie en matière de protéines végétales. Comment s'y
confronter ? En commençant par ce qui fâche toujours parce que
ça appuie décidément où ça fait très mal, à savoir un bon
diagnostic des familles pour évaluer la capacité nourricière des
territoires. Cela me fait toujours rire (jaune) alors que je sais que
ça ne devrait pas. Mais je sais le sujet tellement énorme et
esquivé que son côté grotesque déclenche comme un mécanisme de
défense bien humain et alors je ris. Je ris à l'idée d'un
mouvement massif de citoyens qui, tous et ensemble dans chaque
commune, irait réclamer un tel diagnostic et ensuite un débat (un
vrai, pas un présenté comme « grand » et dont tout le
monde se moque à l'arrivée, augmentant dangereusement la méfiance
légitime de la population vis-à-vis d'élites aussi coupables que
fondamentalement irréfléchies). Un outil existe déjà pour aider à
définir le champ d'action ; il s'agit de PARCEL, Pour une
alimentation résiliente, citoyenne et locale, et il permet d'évaluer
les surfaces correspondant aux besoins alimentaires d'une population
donnée. Il convient ensuite de sortir de cette spécialisation en
revenant à des cultures locales diversifiées, utiliser comme il en
a déjà été question la commande publique en restauration
collective pour convaincre les agriculteurs de la présence de
débouchés, encourager chacun à produire sa propre alimentation
dans la mesure de son possible et, bien sûr, cela ne vous étonnera
pas car j'en parle souvent : développer l'agriculture urbaine
et périurbaine. Et cela pour au moins deux raisons. Il existe une
problématique spécifique de l'autonomie alimentaire des villes
puisque le tissu urbain ne cesse globalement d'augmenter, habité par
définition par des êtres vivants qui se nourrissent de produits
agricoles, du moins jusqu'à nouvel ordre et à moins que les
high-bio-tech ne s'en mêlent trop. Or ces mêmes êtres sont
affairés à tout sauf à produire leur propre carburant, avouez que c'est quand même mal fichu. Les villes
sont aussi souvent synonymes de clivages économiques forts,
d'injustices sociales et de délitement du lien social. Cela peut se
traduire par des tensions, voire des destructions
matérielles suite à des incidents, une santé qui décline à force
de pollution, de malbouffe, etc... Allouer des terres, de véritables
terres et pas que des bacs à sable à des gentils encore trop
souvent présentés comme illuminés, pour installer des producteurs
professionnels (en bio, svp) et permettre au maximum de gens de
mettre la main à la patte serait d'un bénéfice indubitable. Une
puissante dynamique est à l'œuvre qui va dans ce sens et il faut
s'en réjouir tout en étant conscient qu'il est à la portée de
tout le monde de créer un jardin partagé. Comment? En se renseignant par exemple auprès du réseau http://jardins-partages.org.
Se former pour se faire un avis et mieux connaître les enjeux et les
acteurs impliqués est certainement un plus. Pour cela, je ne peux que
vous recommander un excellent Mooc (https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/agricultures-urbaines) proposé par AgroCampus Ouest, l'Inrae et l'association Les cols verts. Chiche, vous essayez?
©Yolaine de LocoBio,
Novembre 2021
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