Résilience
alimentaire, mode d'emploi (2ème partie)
Après la pause champignon (voir
chronique précédente), replongeons-nous donc dans le
guide-non-guide-tout-en-étant-guide proposé par Les greniers
d'Abondance pour travailler à l'évolution du système alimentaire
par la structuration de systèmes alimentaires locaux. 11 voies sont
ainsi explorées et il est fort à parier que le succès de telle ou
telle entreprise à tel ou tel endroit doit reposer non pas sur l'objectif de couvrir tous
ces items en même temps mais de définir des priorités, une
architecture globale, une planification adaptées à chaque
problématique territoriale. Car en l'état, tel qu'on peut le voir
sur un schéma de synthèse en double page 46-47, le travail à réaliser
est assez immense, sans doute parce que l'on sait agir en sous-main des
dynamiques liées aux représentations culturelles et aux rapports de
force politiques, autant dire des forces dont le changement est
sans doute le plus difficile à opérationnaliser. On peut aussi voir
les choses autrement et se dire -c'est en tout cas mon cas- qu'au
point où nous en sommes de la faillite des idéologies et des grands
discours, d'autres bien inspirées diraient des « bla bla
bla », alors autant expérimenter, doter les récits de demain
des exemples d'aujourd'hui.
N'étant un secret pour personne
puisque le livre est volontairement téléchargeable sous une forme
abrégée sur le site de ses promoteurs, je cite les 11 axes de
travail avant de les passer en revue un à un :
augmentation de la population agricole, préservation des terres
agricoles, développement de l'autonomie technique et énergétique
des fermes, diversification des variétés cultivées et quête
assurée de l'autonomie en matière de semences, adoption d'une
gestion intégrée de la ressource en eau, évolution vers une
agriculture nourricière, généralisation de l'agroécologie,
développement des outils locaux de stockage et de transformation,
simplification et raccourcissement de la logistique et de l'achat
alimentaire, promotion d'une alimentation plus végétale, enfin
recyclage massif des nutriments. De manière toujours très
méthodique, chaque levier fait ensuite l'objet d'un chapitre à part
entière qui se compose invariablement d'un état des lieux, de
l'explicitation des liens entre ce constat de départ et la
résilience via les menaces associées si rien n'est fait, des
objectifs, des moyens, des bénéfices associés, des obstacles et
des indicateurs de mesure à la fois au début et à l'arrivée (sans
doute temporaire, vu l'ampleur de la tâche) du processus. Un espace
renvoyant à des références pour aller plus loin clôt le tout et
ce n'est pas du luxe car on peut imaginer la perplexité de tel ou
tel acteur de la société civile, le citoyen lambda, ou de tel ou
tel fonctionnaire territorial face à pareille entreprise à la fois
massive et révolutionnaire de part la prise en compte nécessaire de
tant d'interactions intersectorielles et multiscalaire.
Partant du principe que la
Nature a peut-être horreur du vide mais que nous, en tout cas, on ne
peut certainement pas rester paralysés par le vertige, commençons
dès lors par explorer la piste des femmes et des hommes qui doivent
absolument rester et même rentrer dans une pratique agricole. Les
chiffres sont effarants, décidément on marche complètement sur la
tête et c'est vraiment dommage pour le pays des Lumières et un pays
qui se targue d'être développé en prenant des airs très sérieux
dans des arènes non moins sérieuses comme le G5 : nous, puisqu'il s'agit
bien de
nous, nous avons donc perdu depuis 30 ans, soit en à peine une
génération, la
moitié de notre population agricole. Comment se fait-il, comment
continuer durablement et toujours très sérieusement, imperturbables dans
notre dinguerie, avec seulement 3% des actifs dédiés à cette
activité-clef pour se nourrir ? Résoudre ce problème de main
d'oeuvre implique de changer l'image dégradée de la profession,
même si les choses semblent évoluer doucement dans ce domaine car
le bio, à l'origine de pas mal d'installations, génère
potentiellement un bonne valeur-ajoutée et si des crises sanitaires
comme celles que nous traversons amènent à changer de regard sur la
nourriture, ceux en charge de nous nourrir. Cela passe aussi par un
engagement fort des collectivités pour protéger du foncier à
vocation agricole via des outils déjà existants dont il « suffit »
de s'emparer et encourager les installations au moyen d'un BRE (Bail
Rural Environnemental). La mise à disposition du foncier disponible
est mentionnée et doit se baser sur un inventaire détaillé des
parcelles pour identifier les terrains communaux propices à une
activité professionnelle ou non professionnelle telle que les
jardins partagés ou familiaux. Mine de rien, ce genre d'inventaire
est/serait aussi révolutionnaire que nécessaire car qui,
actuellement, a une vision globale des terres cultivables et surtout
qui veut avoir cette vision ? En effet, elle pourrait à nouveau
donner un certain vertige. Si je prends par exemple des petites
villes comme Evian ou Neuvecelle sa voisine, en Haute-Savoie, on peut
être effarés par le nombre de résidences secondaires très souvent
fermées et dotées d'invraisemblables pelouses soigneusement
entretenues. Elles voisinent souvent avec les spacieux jardins et
demeures des travailleurs frontaliers qui, gagnant leur vie en Suisse
ou étant eux-mêmes suisses, occupent on dira « bourgeoisement »
un espace qui pourrait être autrement plus vivrier et vivant. On
peut rajouter dans ce paysage surprenant les boomers qui, originaires
du pays ou venus en cours de vie, ont pu s'acheter des maisons
entourées de larges terrains. Circonstance pour eux atténuante, ils
cultivent souvent un potager donc c'est déjà ça car cela signifie
et de la production domestique, au moins une partie, et de se tenir
en forme grâce à l'activité salvatrice qu'est le jardinage. Mais
bon, il faut voir les choses en face : ce ne sont pas des
personnes vieillissantes qui vont produire des masses et ce ne sont
pas non plus les sites de mise à disposition d'un bout de terrain en
l'échange d'une partie de la récolte qui vont régler le problème.
Cela signifie concrètement que le reste de la population s'entasse
sur au final peu de superficie et que les nouvelles constructions, à
des prix de plus en plus déments, sont certes plus dans l'optique de
la miraculeuse « densification » mais que des terres,
toujours et encore des terres, sont littéralement bouffées crues
par un habitat où le nourricier demeure un impensé. Ainsi, suivant
une optique autoritaire que j'assume et revendique même vu la
gravité de la situation sur le plan de la dépendance alimentaire et
les injustices sociales que l'on peut ici et là constater, je serais
pour ma part pour l'obligation de rendre de tels diagnostics du
foncier disponible obligatoires, avec obligation aussi de les rendre
publics et de discuter de leur signification, des perspectives (ou
non) liées. Je serais aussi pour une réflexion de fond et pourquoi
pas certaines obligations aussi pour que les propriétaires privés
doivent produire ou laisser produire de l'alimentation. Dans les
villes mentionnées, et je les mentionne sciemment, nous sommes dans
des formes de cas limites tant sur le plan nourricier que sur celui
de la justice et de la décence morale puisque des riches -il faut
bien parler ainsi- monopolisent au nom de leurs moyens et de la
propriété privée des terres qu'ils sont incapables, voire
dédaigneux, de cultiver eux-mêmes. Et ce sont les premiers à aller
prendre une de leurs (au minimum) deux grosses bagnoles pour faire le
plein de la bagnole en question et du caddie pour bouffer. J'emploie
volontairement des termes un peu vulgaires car cette réalité-là
l'est beaucoup, vulgaire. Je ne dis pas qu'il faille revenir au
collectivisme, j'en vois déjà certains qui après avoir regardé
LocoBio sous l'œil potentiellement droite-extrémiste et localiste
de LocoBio se posent la question d'un virement au rouge cramoisi. Là
n'est pas la question et d'ailleurs ce que pense LocoBio, ce que
promeut LocoBio, là n'est pas la question. La question est :
cette situation est-elle normale, est-elle bénéfique, juste et
durable ? La réponse est non. Donc acte.
Poursuivons avec un autre sujet
qui fâche et cela pourrait assez facilement s'arrêter si, encore
une fois, les nombreux outils juridiques déjà existants étaient
mobilisés : la préservation des terres agricoles et l'objectif
« zéro artificialisation nette ». Car c'est bien la
transformation d'espaces naturels ou agricoles en constructions
humaines de tous types qui est principalement à l'origine de
l'atteinte à un bien commun, donc à une relocalisation de la
production et de la consommation alimentaires. Bien sûr, les enjeux
ne se situent pas qu'au niveau alimentaire puisque sont aussi en jeu
la biodiversité, la pollution, les risques d'inondations accrus du
fait de l'imperméabilité des sols, etc... Pour rallier cet
objectif, il convient de s'appuyer sur le triptyque « éviter »
(l'urbanisation, notamment l'étalement pavillonnaire), « réduire »
(soit concentrer l'aménagement dans les espaces déjà artificialisés,
en particulier les jardins de particuliers évoqués précédemment)
et « compenser ». Ce dernier pilier n'en est en fait pas
vraiment un car déconstruire, dépolluer, construire les fameux
« technosols » s'avère aussi complexe que cher. De toute
façon, la compensation n'est à mes yeux qu'une hypocrisie et une
fuite en avant qui devrait tout simplement être interdite car cela
permettrait d'arrêter de créer des dommages pour ensuite parler,
elle a une belle jambe et nous avec, de « résilience ».
Car cette notion renvoie au fait de surmonter de manière créative
un choc et, comme on dit communément de « s'en sortir »,
de trouver un nouvel équilibre. Ne vaudrait-il pas mieux, comme au
hasard dans le transport aérien, en finir avec cette fiction
malhonnête de compensation ? Enfin, sur le chapitre de
l'artificialisation, j'invite toute personne de passage accompagnée
ou non d'un martien de service à venir voir ce que cela signifie
l'artificialisation des terres et la véritable dégueulasserie d'un
beau paysage massacré dans une si belle région, le Chablais. Venez,
venez voir autour de Thonon, en allant vers Genève aussi, aux
alentours d'Annemasse, vous verrez qu'on est bien loin des contrées
pittoresques à la Rousseau, du temps du thermalisme flamboyant et
des sites commerciaux vantant un territoire unique entre montagnes et
lac. Bon, il faut dire que le quasi continuum entre zones
commerciales s'explique ici aussi par ce qui est pudiquement appelé
le « tourisme de courses », alias les amis suisses qui
traversent au minimum chaque semaine la frontière pour faire un
petit plein de denrées alimentaires dans la limite des articles
autorisés par la douane et, éventuellement, en se faisant discrets
par rapport à elle si un peu trop de viande et de produits laitiers
remplissent le coffre. Mais ceci est, on dira, une autre affaire,
d'autant plus que la Suisse est en Europe tout en n'y étant pas,
donc il y a comme un petit décalage entre le territoire vécu et le
territoire institutionnel. Alors si on rajoute le territoire idéal,
plus autonome sur le plan alimentaire...
… Mieux vaut ne pas s'affoler
et se concentrer sur un sujet en apparence moins politique et
polémique : le fait de favoriser en 3ème instance l'autonomie
technique et énergétique des fermes (actuelles et forcément à
venir). Cela signifie réduire le degré de complexité qui
caractérise la production agricole actuelle mais aussi sa forte
dépendance à la ressource pétrolière. Comment ? En faisant
dans ce domaine ce qu'il faut faire après tout dans tous les
domaines, y compris domestique : développer des réseau de
fabrication et de réparation d'outils, d'équipements low tech tout
en stimulant la production d'énergie locale (si possible pas grâce
aux petits mignons réacteurs nucléaires de rien du tout vantés dernièrement
par les hautes instances dans une étrange vision de la France à
l'horizon 2030). Cela suppose, il faut le dire clairement et y
remédier aussi fermement que définitivement, revenir sur la vision
du Progrès. En effet, celui-ci est trop souvent associé à ce que
j'appelle l'artillerie lourde, c'est-à-dire tout ce qui est high
tech et start up. Or celles-ci n'ont absolument pas le monopole de
l'innovation. Croire cela et laisser, faire croire cela, c'est no
way, pour de bon no future, c'est malhonnête, faux et
contre-productif. Car la réalité est que ces dispositifs de
coopératives autour de l'outillage paysan existaient avant le
basculement dans l'agro-industrie, c'est-à-dire voici en fait
seulement quelques décennies. La réalité est que nous avons aussi
beaucoup perdu en matière de savoir-faire (c'est vrai aussi dans la
pharmacopée, par exemple) et en lien social puisque s'aider pour
construire, entretenir et réparer ensemble revêt un enjeu là
aussi. Comme les auteurs le mentionnent, et c'est également vrai
pour chacun d'entre nous à titre individuel, s'équiper seul dans
son coin est souvent source d'endettement. Or quelle source de
dépendance est plus forte que celle liée à l'endettement, à
la peur aussi de ne pas pouvoir rembourser ? Heureusement, des
initiatives comme l'Atelier Paysan, la maison des technologies
paysannes ou encore les CUMA (coopératives d'utilisation du matériel
agricole) existent. Aux collectivités et à l'Etat, là encore, de
soutenir ces dynamiques. Etant à titre personnel un peu obnubilée
par la question, si triste et exaspérante dans le fond, de la perte
des savoir-faire ancestraux, je ne manque pas de renvoyer au
répertoire des mêmes savoirs paysans proposé par l'ADEAR (Association
pour le développement de l'emploi agricole et rural). Je
finirais sur ce point en évoquant la traction animale car il ne
faudrait pas non plus que les autres animaux paient une nouvelle fois
le prix des tergiversations humaines. Je pense très clairement que
si les humains ont un problème pour se nourrir, eh bien c'est leur
problème et qu'ils trouvent des solutions sans emm... les autres
espèces qui, elles, n'ont pas de supermarchés pour aller faire
leurs courses et même au contraire, voient leur espace vraiment
vital réduit à cause d'une surpopulation jamais remise en question.
Comme on dit, ailleurs, quand il y a surpopulation, ça se régule tout
seul. Alors si les humains veulent continuer à user de leur liberté pour
procréer, en garder l'envie aussi et visiblement les jeunes générations
ne sont pas chaudes-chaudes, il va bien falloir trouver de quoi
équilibrer le tout.
Sur ce, avant de continuer à me
faire trop d'"ennemis" et même si cela ne me
traumatise pas trop parce qu'au fil des années j'ai pris à
relativiser et je sais que les forces du changement l'emporteront
« quoi qu'il en coûte »;), je vous laisse. Oh
non, pas déjà !, diront certains. Et si. Et pourquoi ? Eh
bien parce que je vais de ce pas me faire une bonne omelette aux
champi, champignons. A la reviste pour la suite de l'épisode
« résilience alimentaire » ! Je ne serai pas longue
à revenir mais que voulez-vous, il faut des forces pour aborder
pareilles questions.
©Yolaine de LocoBio,
Novembre 2021
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