Ravages de l’anthropocentrisme et
issue de secours…
pour les hommes et autres animaux
encore vivants
Ce qu’il y a
de bien avec les penseurs, c’est que leur pensée demeure au-delà de leur propre
vie terrestre et nous laisse en cela le temps de la prolonger. Ainsi en est-il
de la pensée du philosophe Emmanuel Levinas dont il a déjà été question dans la
chronique précédente et dont nous poursuivons l’exploration afin de refonder l’ordre politique contemporain
(rien que ça, mais il faut ce qu’il faut et d’abord à chacun son grand débat)..
On a bien
compris que la philosophie de Levinas
est une éthique de l’altérité fondée sur la rencontre avec le visage d’autrui.
Le problème surgit lorsque spontanément on se dit que l’Homme au sens générique
n’est pas le seul à avoir un visage et que donc les autres animaux pourraient
très bien être inclus dans cette conception. Dénaturation coupable ou extension/actualisation
de la pensée levinassienne ? Cette question est-elle si importante vu
notre situation et la nécessité de s’appuyer sur des philosophies ayant fait le
pari de la vie ? D’ailleurs, Levinas ne serait-il pas le premier,
aujourd’hui, à accepter voire promouvoir cette audacieuse option ? Qui
sait. Peut-être seul le poids de la religion dans sa pensée et le conformisme
d’une certaine époque l’en empêcheraient. Et encore, pas sûr, tant il fut déjà
novateur en son temps. Et de toutes façons, sa pensée offre le cadre adéquat
pour nous, maintenant, aller plus loin et promouvoir un nouveau paradigme.
Il ne s’agit
donc pas de faire dire à Levinas ce qu’il n’a pas dit mais d’aller plus loin
dans les possibilités ouvertes par sa
pensée si féconde. Concernant les animaux, force est de constater dans un
premier temps que Levinas demeure dans un schéma spéciste. Rien de tout à
fait anormal à cela. Après tout, on ne demande pas aux philosophes d’être
visionnaires, encore moins d’être révolutionnaires. En revanche, il n’est pas
excessif de leur demander un peu de rigueur intellectuelle et d’en finir avec
les postulats à partir desquels ils déroulent leur pensée et parviennent
parfois de manière déconcertante à l’imposer. Ainsi, toujours à la lecture du
hors-série qui lui est consacré ce printemps par Philosophie magazine, est-on
aussi navré que surpris de lire des arguments aussi faibles que faux concernant
ce que moi j’appelle les « autres animaux ». Tout d’abord, ceux-ci
n’auraient globalement pas de visage.
Sauf le chien mais, comme le résume la spécialiste de la condition animale
Florence Burgat, « c’est seulement parce que nous avons d’abord accès au
visage humain que nous pouvons opérer une telle transposition (…). Le
visage animal, lui, est relégué à sa matérialité » (p.42). Déjà, on se
demande pourquoi. Quand on va plus avant, on ne peut pas dire que la cohérence
du propos s’améliore puisque l’amalgame est fait entre visage et langage, laissant supposer que seuls
les humains en ont un, en tout cas assez valable pour fonder une éthique
strictement intra-humaine. Moi, franchement, quand je m’arrête pour écouter un
oiseau, je pense tout l’inverse et rien, ou plutôt si, tous les résultats
scientifiques vont mon sens : d’abord c’est beau à en crever et en plus
tout porte à penser qu’il s’agit d’un langage. Le souci, c’est qu’on ne
comprend rien ou très peu aux langages des autres animaux. On a donc choisi la
facilité en leur niant tout ce que nous, nous aurions de manière parfaite,
optimale et le toutim. Ce que j’appelle le « syndrome Robinson », en
référence à ce pauvre Robinson Crusoé sur son île, obsédé à l’idée de nommer
les choses. Bon, le souci du souci, c’est maintenant qu’on a posé cela depuis
des siècles, qu’on sait très bien qu’on a tout faux et qu’en plus ce genre de
contre-vérité fonde un comportement prédateur mortifère, que fait-on ? On
persiste ou on s’y colle une bonne fois pour toutes et on avoue une erreur
fatale ? Evidemment, je penche pour la 2de option.
Preuve que Levinas
était en un sens de l’ancien monde, et dans la continuité de ce qui
précède : sa vision de la souffrance
animale. Ainsi, selon lui, la mise à mort ne relève que du travail ; un travail lié à une finalité et répondant à un besoin. On voit bien à quoi ce genre de
vision a ouvert le champ, à savoir en particulier au développement d’une
industrie alimentaire totalement coupée de toute éthique.
Pourtant, Levinas
ne peut se réduire à cette vision rétrograde. On peut aussi voir sa pensée
comme une pensée de transition, contenant
au contraire en germe une vision progressiste. Ce n’est pas parce que lui,
à une époque, a été réticent pour aller plus loin qu’il faut en faire de même
et priver sa pensée de féconder notre propre époque. Ainsi, on peut déceler en
lui, malgré tout, une sorte d’hésitation sur toutes ces questions. Le moins que
l’on puisse dire est qu’il n’était ni tranché ni très clair et c’est
précisément cette brèche qu’il est opportun d’élargir. Concernant le visage, on
constate un premier vacillement : « On ne peut refuser complètement le visage à l’animal ; c’est
par le visage que l’on comprend, par exemple, un chien ». Sur le chapitre
du langage, même ambivalence, donc
ouverture : « (…) le
commencement du langage est le visage. Dans une certaine mesure, dans son silence
même, celui-ci vous appelle ». Ah bon, donc bonne nouvelle pour mon
poisson rouge (que je n’ai pas, bien sûr). Enfin, comme pour le philosophe la souffrance est par essence inutile et que « la douleur du prochain est certainement la
source de toute immoralité »,
on comprend mieux pourquoi –sans faire de l’animal un égal du prochain- il en
arrive quand même à : « (…) nous ne voulons pas faire souffrir les
animaux inutilement ». Certains, dans les abattoirs condamnés par les
tribunaux, ou ailleurs, dans la sphère domestique, pourraient en prendre de la
graine. Disons que l’on passe mais toujours est-il que le scandale du sacrifice
de cet Autre si difficile à nommer, et pour cause, pour mieux le mal traiter,
ce scandale-là laisse fébrile la pensée levinassienne.
A nous qui
sommes désormais en charge de penser à la fois de manière très abstraite et
très concrète, si et enfin sensible, un nouveau modèle de relation entre les
hommes et leur « environnement », cette pensée s’avère riche de
promesses. Comme le conclut Florence Burgat : « Ces différents
aspects invitent décidément à entraîner Levinas dans une direction où il ne
veut pas aller en raison de son anthropocentrisme, mais dont il semble souvent
proche, étant donné l’importance qu’il
accorde à la vulnérabilité et à la relation asymétrique. En ce sens, transposer l’éthique levinassienne du
visage à la question de l’animal peut apparaître infidèle à la lettre du texte,
mais fidèle à son esprit ».
Hors de
l’éthique, point de salut. Et, une fois n’est pas coutume, je vais enfoncer le
clou non pas en vous recommandant des nourritures bassement matérielles du type
bières locales ou confiture bio à la framboise bio, mais bien en vous intimant
de vous précipiter chez votre libraire indépendant pour acheter : Le
Bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment
l’en empêcher, par Sébastien Bohler. Livre fondamentalement déprimant
puisqu’il y est question d’une structure cérébrale conduisant à l’aveuglement
et à l’(auto)-destruction. Livre encore plus déprimant puisqu’il (ap)paraît que
si on veut s’en sortir, il va falloir un minimum de volonté et de prise de
position éthique. Moi je dis : halte-là, la barbe, qu’on m’apporte d’abord
bière et confiture, que je me niasque et m’empiffre un bon coup et on verra
bien après. Sauf que non. Sauf que maintenant c’est plus possible. Sauf qu’il y
a Emmanuel (Levinas, pas l’autre J). Sauf qu’on ne peut plus faire
comme s’il n’avait pas pensé, écrit. Et même que maintenant, avec lui, c’est à
nous de jouer. Sur tous les tableaux, à s’en épuiser. Mais on va y arriver.
©Yolaine de LocoBio
Avril 2019
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