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Chronique 93
30-08-2018

Garder ce qu’il y a de bon dans le libéralisme…

 

  

Eh oui, car il y a du bon dans ce courant de pensée qui, historiquement, s’est élevé contre les formes absolues de pouvoir politique, type monarchie de droit divin. On a trop tendance à l’oublier dans la forme de confort de nos démocraties modernes, mais on doit à ce courant d’avoir permis d’importantes luttes au nom des libertés individuelles. Donc clairement, sans libéralisme politique, pas de démocratie politique, c’est-à-dire des droits pour chacun comme la liberté de conscience et des mécanismes de pouvoir et contre-pouvoir comme la séparation de l’exécutif, du judiciaire et du législatif, sans parler de la liberté d’expression et de contestation longtemps exercée par les medias classiques.

Le problème, c’est bien évidemment jusqu’ici l’incapacité de ces régimes politiques à réellement relever le défi des inégalités sociales. Cela est vrai à l’intérieur des pays comme au niveau européen et international, d’où les migrations et les guerres, donc beaucoup de souffrances indues et inadmissibles. Le problème, c’est aussi cette véritable colonisation, pollution, du libéralisme politique par le libéralisme –ou plutôt l’ultra-libéralisme- économique. Cela n’a rien de vraiment étonnant car on aura remarqué le haut degré de confusion mentale, lié à la propagation de l’inculture, si caractéristique de notre époque. Or le libéralisme politique est peut-être ce qui nous sauvera tout comme c’est ce qui nous a permis d’émerger de temps bien sombres par le passé.

 

Vous allez peut-être vous demander quelle mouche tsé-tsé sur le retour m’a piquée. Au nom du libéralisme politique, je ne peux pas vous empêcher de vous poser ce genre de question. Mais au nom de la même pensée, j’ai tout autant le droit de vous répondre : aucune mouche de la sorte à l’horizon, juste mon hors-série Le Monde-La Vie sur « L’histoire des révolutions »* sous le bras. Je recommande sa lecture in extenso, inutile de le dire, entre un bon paquet de chips pas bio et une boisson gazeuse marron avec des bulles pas bio non plus.  Car la pilule risque d’être amère, alors autant se faire plaisir de temps en temps. Bon, vous allez vous dire : la voilà encore dans son catastrophisme. C’est possible, vous avez le droit de le penser et je vais même vous dire : j’espère sincèrement me tromper. Sauf que je pense, comme d’autres, la situation franchement préoccupante dans un domaine qui à la fois traverse de temps à autre l’actualité, mais qui passe au final inaperçu. Il s’agit de l’impact du numérique dans nos existences.

 

Je parle volontairement d’existences car cela renvoie à notre droit, je dirais même notre devoir, de refuser d’être réduits, toujours réduits à en disparaître, donc réduits à être des individus dans un système se voulant efficient. Or nous ne sommes certainement pas que cela et personne, oui personne, n’a le droit de par exemple réduire, toujours et encore réduire, la notion de bonheur à de l’efficience matérielle. Nous sommes donc bien des personnes ; les siècles de luttes passées auront au moins réussi à imposer ce fait et il est de notre devoir non seulement de ne pas l’oublier, de le défendre et même d’étendre cette vision aux autres êtres qui comme nous peuplent cette planète. Le souci, c’est que nous sommes exactement dans le mouvement inverse. Clairement, ce qui se présente comme progressiste ne l’est pas forcément et l’inverse : défendre le libéralisme politique et son extension à l’ensemble du vivant n’a rien, absolument rien de rétrograde, ringard, réactionnaire ni régressif.

 

La preuve ? Le numérique, justement. Je passe sur les éternels assoiffés de nouveauté et les béats face à la moindre innovation. La difficulté, c’est qu’ils comptent dans la balance, pour ne pas dire le combat, pour ne pas dire carrément la guerre qui est en jeu. Car ce sont sans doute des personnes, soit, mais ils se comportent avant tout comme des consommateurs que les géants du numérique bien connus et identifiés de tous peuvent à loisir manœuvrer. On vantera ici le gain de temps, là le moindre effort, que sais-je encore ? C’est sûr que face à des populations dont le QI baisse quasi-symétriquement à ce qu’augmente l’obésité, la partie est facile, même de plus en plus facile.  Bref, cela, c’est du côté des personnes au passage réduites à des consommateurs. Mais passons à une autre échelle, celle qu’ont en ligne de mire les politiques qui nous gouvernent. Eux, dans le meilleur des cas, ils seront sincèrement convaincus par les « avancées » liées au développement du numérique. Cela veut dire clairement que dans le meilleur des cas, ils sont naïfs, ce qui est grave pour des personnes qui ont en charge le bien commun. Malheureusement, les politiques ne sont pas à l’abri de l’inculture qui gagne dans la société et on peut d’ailleurs douter, au passage,  que des députés recrutés à la va-vite par un mouvement en mal de membres, tout simplement, soient à la hauteur des enjeux actuels. Toute la question est de savoir ce que l’on veut vraiment et il est à craindre que certains sachent très bien tandis que d’autres, la majorité, moins.

 

Alors le numérique. J’ai un téléphone « intelligent », comme à peu près tout le monde, et je communique avec vous via quoi ? Un site internet. Donc où est le problème, où est la cohérence ? J’admets l’objection et je réponds : ah bon, parce que je peux vraiment faire autrement ? En quoi ai-je choisi ? En quoi ai-je exercé mon droit de citoyenne dans une démocratie réputée telle ? C’est comme le nouveau compteur électrique : qui m’a demandé mon avis ? Avais-je le choix ? Ah si, je l’avais, j’ai demandé : il fallait que je fasse tout un cinéma pour empêcher le pauvre gars qui fait le sale boulot d’installer le nouveau compteur. Il aurait aussi fallu que je paie plus cher pour qu’un gars, le même ou un autre, vienne relever « à l’ancienne » mon compteur. Cela m’aurait coûté plus cher, comme par hasard. Super, je dis super une démocratie comme ça où la liberté profite surtout à des entreprises qui mènent la danse. Et là, le principe de précaution, tu peux encore t’asseoir dessus. Le temps que des études épidémiologiques soient faites, tu penses que de gros profits auront été faits, l’entreprise pétera le feu tandis que tant de maux affecteront, nous, notre santé. C’est là qu’on s’alarmera, c’est là qu’on fera de la recherche expérimentale sur les autres animaux que nous, c’est là qu’on soignera vaguement ce qui sera soignable, c’est là qu’on dira putain c’est cher de payer pour tous ces malades, c’est là qu’on dira bordel et le trou de la Sécu. Bref, c’est là qu’on dira et que je dis déjà : on la connaît la chanson et y’en a marre, grave marre de cette ritournelle morbide.

 

Car on touche au morbide, je veux dire à la mort du vivant en nous, à notre corps, et à toutes les idées vraiment modernes qui grâce à notre intelligence, la vraie, celle qui existait encore, ont réellement fait avancer l’Humanité. Il s’agit juste de savoir si on est conscients du coche et si on compte l’abandonner, le rater, bref sombrer tout à fait. De fait, le numérique est en soi une révolution, il n’y a pas à pinailler sur les définitions. On peine à le mesurer, c’est comme l’invention de l’imprimerie, tout simplement parce qu’on est dedans et même que des générations commencent à n’avoir connu que ce monde-là. (Encore une fois, qui y a intérêt ? Notre seule marge est bien d’entretenir la mémoire de l’Avant et de faire vivre au quotidien toutes les contre-cultures issues de ce passé si brutalement catapulté comme tel, de manger un vrai bon fruit et  lire un vrai bon bouquin). Il n’en reste pas moins que le numérique progresse, progresse, progresse… Le changement est aussi qualitatif que quantitatif, donc c’est clairement une révolution et on s’étonne que le débat politique, essence même de la démocratie, soit si mince au regard d’un tel phénomène. Une simple double-page du hors-série (pp.174 et 175) soulève la question et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est pas joli-joli et qu’on se demande où on va.

 

Il s’agit d’une interview du philosophe –comme quoi je les critique mais je les lis J, voir chronique 92- Gaspard Koenig. Bon, sincèrement, je ne partage pas du tout son analyse sur les cryptomonnaies. Lui voit dans leur développement une contre-révolution « pour justement revenir vers plus de décentralisation » d’Internet. En théorie, peut-être. Mais en pratique, je ne n’en suis pas du tout certaine. Aussi, comme les grandes entreprises du Net sont en situation de concurrence, il leur prédit une domination temporaire. Là aussi, je suis sceptique face à une telle analyse. Je pense au contraire que l’on glisse sans y prendre garde vers un Léviathan numérique composé d’un cartel d’entreprises assez puissantes pour neutraliser leur puissance grâce à des accords mutuels. Elles n’ont pas d’autre choix si elles veulent poursuivre leur développement économique qui, pauvres de nous, correspond à, ou en tout cas façonne une société tout sauf démocratique. En effet, quid de nos données personnelles ? Pour nous, elles vont de soi, on les connait, il s’agit d’informations donc de choses invisibles dont on n’envisage pas les utilisations, elles, bien concrètes. Mais pour ces entreprises, il s’agit de véritables trésors qu’elles convoitent plus qu’ardemment. Et face à cet enfermement croissant, où sont les politiques ? On les cherche. En tout cas, leur action est en absolue inadéquation avec les risques actuels et ceux de demain.

 

En effet, qu’est-ce qui nous attend ? De vivre de plus en plus dans des villes. Ça, c’est statistique et ce n’est pas le retour à la campagne ici ou là qui va inverser le mouvement d’urbanisation à l’échelle mondiale. De toutes façons, il faut bien être conscient qu’il y aura de moins en moins de campagne vu qu’on a besoin, paraît-il, de plus en plus de place pour abriter de plus en plus de population. Dont acte, en fonction de ce schéma proprement délirant, nous vivrons tous de plus en plus dans des villes. Et connectées, « intelligentes », que dis-je « smart », les villes. Que cela signifie-t-il concrètement ? Des villes qui brasseront de plus en plus nos données personnelles pour nous donner accès aux services qui, jusqu’ici, sont hors ou libres de connexion. Donc on nous oblige à être complices d’un système non choisi démocratiquement et qui, potentiellement, utilise les données en question pour des fins non économiques mais bien politiques. Et alors, quoi en cas de refus ? Où sera notre liberté ? Trop tard pour notre liberté ! On sera celui qui empêche le système nauséabond de tourner rond, on sera pourquoi pas catalogués ennemis d’on-ne-sait quel nouveau régime à son tour « cyborguisé », un mix bizarre entre une apparence de démocratie de confort et une dictature rognant sur notre fond d’humanité.

 

Tout cela, c’est déjà dans la littérature SF. Le seul souci, c’est que ça arrive à grand pas et que ça colonise, donc ça dénature, toutes les sphères de notre quotidien. Ça nous contraint sans vergogne et sans aucun contre-poids. Un exemple ? Gaspard Koenig prend judicieusement celui de la voiture autonome. Pour l’instant, y’a pas le feu au lac, c’est ce qu’on se dit ; c’est loin et on verra bien. Certes. Mais on verra quoi ? Que ce qui nous pend au nez, c’est la « démocratisation » de ce type de véhicule, avec au passage une occasion de plus de nous décérébrer davantage car quid du permis, également rite de passage ? Ça, personne n’y a vraiment pensé mais ce n’est pas grave : ça fera juste quelques milliers de chômeurs de plus avec les anciens professionnels de l’apprentissage de la conduite sur le carreau. Mais la chanson à ce sujet, on la connaît aussi : c’est pas grave car le chômage n’est pas structurel dans le capitalisme, non il est juste conjoncturel, il va bientôt s’en aller et tout ira bien. Le souci, c’est que ça fait juste plus de 40 ans qu’on nous sert ce genre d’inepties et on aimerait juste savoir  ce qu’on fera de tous ces chômeurs qui, zut, crotte bio, merde chimique artificielle avec colorant fluo, coûtent cher à l’Etat ou sont pas jouasses parce que l’Etat leur donne de moins en moins et qu’ils sont pauvres, donc pas contents et sans dent. Le seul mot d’ordre tant qu’il est encore temps, c’est donc la reconversion… tant qu’on sait où se reconvertir et qu’on en a les ressources. Bref, encore un sujet où on file droit dans le mur vu que physiquement, toujours dans ce schéma délirant, il n’y aura plus assez de place pour se « redéployer ». On ferait donc mieux de mettre à plat totalement ce système économique qui de fait nous gouverne et ne valorise pas assez des activités elles aussi de fait productives comme le bénévolat. Car demain, c’est sûr, le seul modèle viable, c’est d’être tous bénévoles pour le bien commun et celui de chacun. On ne va pas pouvoir continuer longtemps à avoir une économie qui externalise les coûts du privé à la sphère publique tout en internalisant les bénéfices au privé, sur fond de bénévolat et d’économie souterraine massifs qui soutiennent le système.

 

Bon, vous allez me dire : et la voiture autonome dans tout ça ? C’est que tout se tient, il s’agit d’une véritable révolution en cours et d’une autre à penser, donc cela prend du temps et quelques lignes J.  On a vu le cercle vicieux des données pour utiliser sa propre voiture ou une voiture d’emprunt. Voilà un premier écueil. Le second, c’est quid en cas de refus et souhait de conduire « à l’ancienne » ? Aura-t-on le droit ? Combien de temps encore ? Sera-t-il plein ou limité, je veux dire par le fait même, par exemple une assurance qui refusera de vous assurer ou aura des prix tel que vous renoncerez ? Et si ce droit nous est refusé, alors quoi ? L’exclusion tout bonnement ? L’usage contraint de transports collectifs qui collecteront à leur tour nos données personnelles ? La question se pose bel et bien et, comme le note Gaspard Koenig, « cet exemple de la voiture autonome est reproductible à l’infini (…). Finalement, que reste-t-il de l’individu et de son libre-arbitre dans un monde totalement transparent ? ».

 

Les solutions d’urgence, a minima, sont d’adopter des dispositions réglementaires redonnant le pouvoir à l’utilisateur (droit de propriété des données) et protégeant son droit de ne pas utiliser tel ou tel service connecté sous peine de sanction politique et/ou économique/s. Mais fondamentalement, il en va d’un sursaut de conscience de tous face à la révolution majeure à l’œuvre. Il convient d’envisager, comme le font les géants du Net, les choses globalement et de voir que c’est bien toute une civilisation qui est en jeu actuellement. Il convient bien sûr de sensibiliser les responsables politiques à cette réalité et à les encourager aussi gentiment que fermement à défendre la démocratie dont ils sont, encore, issus. Sans cela, dire que nous n’aurons même plus de forêt pour nous y réfugier est bien triste, autant dire aussi triste qu’un orang-outan n’imaginant même pas l’existence du Nutella mais à qui on vient un jour scier la branche où il est assis. Allez, come on, on vaut mieux que cela !

 

                                                                                             ©Yolaine de LocoBio

                                                                                                          Août 2018

 
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