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Chronique 65
30-07-2013

Exister, c'est (plus que jamais) résister

 

  

Bon... j'étais partie pour vous présenter une sélection commentée d'ouvrages à lire cet été (vous en aurez quand même un aperçu dans la chronique à venir), un large panel tout bien fait pour que chacun s'y retrouve. Autant dire que c'est raté car je me suis arrêtée au premier d'entre eux ! C'est dommage pour la diversité et le côté cosy, mais ce n'est pas si grave car -l'ai-je fait exprès?- ce premier ouvrage est aux fondements de tout. D'une certaine façon, vous le lisez et tous les autres en découlent ; vous le lisez et vous avez une pensée clef en mains, ce qui en l'occurrence n'est pas une mauvaise chose. Lisez et la route est tracée.

 

 

Mais alors... quel est ce livre ? Encore une publication des Editions du passager clandestin (http://www.lepassagerclandestin.fr/) dont il a déjà été question dans ces chroniques car elles sont indépendantes et font un travail assez remarquable pour rendre intellectuellement accessible ce qui ne l'est pas toujours. La collection « Les précurseurs de la décroissance » compte ainsi pour premier numéro paru récemment « Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien ». Bon, je vous l'accorde, ce n'est pas très cosy et vous préférerez peut-être faire le test de Psychologies Magazine sur l'amour en vacances, bien à l'ombre avec une limonade à la menthe fraiche. Toutefois, pourquoi la lecture de l'un empêcherait-elle de conclure favorablement l'autre ? Bien au contraire : à bien y réfléchir, tout cela se tient et je vais vous dire à la suite comment, le corps et sa réappropriation étant sans doute la voie la plus sure pour arrêter la déconnade où nous sommes englués depuis trop longtemps.


Donc Jacques Ellul. Qui était-il ? Sans doute un penseur aussi essentiel que de par trop méconnu. Il a pourtant traversé le XXème siècle et est l'auteur de plusieurs dizaines de publications traduites dans le monde entier. Historien du droit, sociologue et théologien protestant, il a mené une longue carrière universitaire dans le sud-ouest de la France (Faculté de Droit et Sciences Po Bordeaux). Son œuvre est colossale. Vous trouverez une bibliographie thématique sur http://www.jacques-ellul.org/bibliographie. L'angle choisi ici est le lien avec la pensée de la décroissance, en quoi l'oeuvre de Jacques Ellul a contribué parmi d'autres à la façonner. C'est ce qui explique d'ailleurs la préface écrite par Serge Latouche, professeur émérite d'économie -excusez du peu, ce qui tend à prouver que les pensées alternatives ne sont pas le seul apanage des imbéciles et des rêveurs-... et chef de file du mouvement décroissant dans notre pays. La volonté est claire de valoriser le travail de Jacques Ellul et de retracer la généalogie de la décroissance, tout en prenant soin de montrer les points d'accroche et de divergence entre les deux. Ainsi, Serge Latouche rentre vite dans le vif du sujet en avançant : « (…) la critique de la démesure technicienne et l'analyse du totalitarisme technicien constituent une pièce maitresse du projet de la décroissance » (p.10). Cette relecture, utile et sincèrement plaisante, de l'oeuvre ellulienne se compose d'une sorte de résumé de sa pensée sur une cinquantaine de pages, puis d'une sélection de textes (chroniques, extraits de chapitres, entretiens) de Jacques Ellul lui-même.


Dans la partie qui concerne la présentation de sa pensée, on trouvera des développements sur cinq thèmes décroissants : la critique de la raison géométrique et de la croissance (le toujours plus qui conduit à faire des enfants... pour entretenir des vieillards... chacun étant forcément mal nourri car l'agro-industrie ne pourra jamais remplacer une agriculture saine) ; la réduction du temps de travail, radicale car 2 heures par jour suffiraient compte-tenu des gains en productivité... au passage obtenus par l'essor de la technique, non ?; la dénonciation de la « disvaleur » engendrée par le progrès technique, c'est-à-dire le fait que l'on développe toujours des produits nouveaux sans tenir compte de l'intérêt des anciens ; la faillite de la promesse de bonheur de la Modernité (« fétichisme » du Produit Intérieur Brut, confusion consommation/bien-être/bonheur, l'absurde ne pouvant mener qu'au vide... au secours Camus!) ; la colonisation de l'imaginaire et la « toxicodépendance » (j'adore !: c'est si juste!) à la consommation.


Les « limites de l'annexion ellulienne à la décroissance » sont ensuite présentées avec honnêteté, les principales différences résidant sans doute dans le pessimisme de Jacques Ellul et surtout son aversion certaine pour la politique ; aversion qui ne l'empêcha toutefois pas d'être résistant et d'ailleurs un temps révoqué de l'Université pour cela sous le régime de Vichy. Jacques Ellul privilégie en effet l'éthique et la dissidence individuelle, pensant que : « La politique ne peut rien résoudre de nos problèmes fondamentaux. Une véritable prise de conscience de ces problèmes implique un changement de vie radical, un renoncement à des facilités, et, pourquoi le cacher, un retour à une certaine frugalité» (p.87). Et d'ajouter fort à propos : « Je ne suis pas sûr que l'ensemble de l'électorat écologiste soit prêt à tous ces sacrifices » (ibidem). Ses propos sont forts, sans ambiguité et d'une actualité aussi navrante que stimulante : « (…) seul le retour au citoyen, à la vertu du citoyen individuel, la formation de l'homme démocratique, peut être une réponse, à la fois concrète et révolutionnaire. A la vérité, ce discours n'a pas retenu grande attention parce qu'il fait appel à la responsabilité directe, immédiate de chacun, ce qui est bien désagréable, et parce qu'il ne semble pas évoquer une efficacité supérieure » (p.101). Enfin... ou d'abord : « Car le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l'attitude vraiment révolutionnaire, serait l'attitude de contemplation au lieu de l'agitation frénétique. La contemplation comble le vide de notre société de solitaires. « L'art de la contemplation produit des objets, mais les considère comme des signes et non comme des choses... » » (pp.106-107, allusion probable au jugement esthétique chez Kant).



Sincèrement, le livre est édifiant... rapidement édifiant pour les plus pressés encore accro à la civilisation décadente actuelle ! La réflexion et l'action peuvent se poursuivre par une petite visite sur le site de l'association internationale Jacques Ellul (http://www.jacques-ellul.org). Vous pouvez également vous procurer le deuxième numéro de la collection « Les précurseurs de la décroissance », consacré à (encore tout un programme) Epicure et le bonheur (http://lepassagerclandestin.fr/catalogue/les-precurseurs-de-la-decroissance/epicure-ou-leconomie-du-bonheur.html). Mais, franchement, le mieux pour s'initier aux délices de la société technicienne et aux délices encore plus grands de la résilience, c'est de lire le roman totalement loufoque d'Elela Varécy, Tes mains sur mes hanches. Où il est question d'immoralité et d'esprit de responsabilité au milieu des prothèses et des fleurs bleues (http://www.elena-varecy.com/Le_roman.html). Je vous laisse le découvrir et n'en dis pas plus.



C'est à Jacques Ellul que l'on doit la formule « Exister, c'est résister ». Alors, lisez, lisez car lire c'est ne jamais cesser de résister. A preuve, je ne résiste pas et je vous livre le début fracassant de Vingt-quatre heures de la vie d'une femme du si regretté Stefan Zweig : «Dans la petite pension de la Riviera où je me trouvais alors (dix ans avant la guerre), avait éclaté à notre table une violente discussion qui brusquement menaça de tourner en altercation furieuse et fut même accompagnée de paroles haineuses et injurieuses. La plupart des gens n'ont qu'une imagination émoussée. Ce qui ne les touche pas directement, en leur enfonçant comme un coin aigu en plein cerveau, n'arrive guère à les émouvoir ; mais si devant leurs yeux, à portée immédiate de leur sensibilité, se produit quelque chose, même de peu d'importance, aussitôt bouillonne en eux une passion démesurée. Alors ils compensent, dans une certaine mesure, leur indifférence coutumière par une véhémence déplacée et exagérée ».



Terriblement lucide, non ? Ça tombe bien : la lucidité est la première étape de la conscience qui est la première étape de la Transition qui est la … plouf ! On va aller se baigner un petit coup car ça chauffe et faut y aller mollo car long will be the road.


 

©Yolaine de LocoBio

 
30 juillet 2013 
 
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