Exister,
c'est (plus que jamais) résister
Bon...
j'étais partie pour vous présenter une sélection commentée
d'ouvrages à lire cet été (vous en aurez quand même un aperçu
dans la chronique à venir), un large panel tout bien fait pour que
chacun s'y retrouve. Autant dire que c'est raté car je me suis
arrêtée au premier d'entre eux ! C'est dommage pour la
diversité et le côté cosy, mais ce n'est pas si grave car -l'ai-je
fait exprès?- ce premier ouvrage est aux fondements de tout.
D'une certaine façon, vous le lisez et tous les autres en
découlent ; vous le lisez et vous avez une pensée clef en
mains, ce qui en l'occurrence n'est pas une mauvaise chose. Lisez et
la route est tracée.
Mais
alors... quel est ce livre ? Encore une publication des Editions
du passager clandestin (http://www.lepassagerclandestin.fr/)
dont il a déjà été question dans ces chroniques car elles sont
indépendantes et font un travail assez remarquable pour rendre
intellectuellement accessible ce qui ne l'est pas toujours. La
collection « Les précurseurs de la décroissance »
compte ainsi pour premier numéro paru récemment « Jacques
Ellul contre le totalitarisme technicien ». Bon, je vous
l'accorde, ce n'est pas très cosy et vous préférerez peut-être
faire le test de Psychologies Magazine sur l'amour en vacances, bien
à l'ombre avec une limonade à la menthe fraiche. Toutefois,
pourquoi la lecture de l'un empêcherait-elle de conclure
favorablement l'autre ? Bien au contraire : à bien y
réfléchir, tout cela se tient et je vais vous dire à la suite
comment, le corps et sa réappropriation étant sans doute la voie la
plus sure pour arrêter la déconnade où nous sommes englués depuis
trop longtemps.
Donc
Jacques Ellul. Qui était-il ? Sans doute un penseur aussi
essentiel que de par trop méconnu. Il a pourtant traversé le XXème
siècle et est l'auteur de plusieurs dizaines de publications
traduites dans le monde entier. Historien du droit, sociologue et
théologien protestant, il a mené une longue carrière universitaire
dans le sud-ouest de la France (Faculté de Droit et Sciences Po
Bordeaux). Son œuvre est colossale. Vous trouverez une bibliographie
thématique sur http://www.jacques-ellul.org/bibliographie.
L'angle choisi ici est le lien avec la pensée de la décroissance,
en quoi l'oeuvre de Jacques Ellul a contribué parmi d'autres à la
façonner. C'est ce qui explique d'ailleurs la préface écrite
par Serge Latouche, professeur émérite d'économie -excusez du peu,
ce qui tend à prouver que les pensées alternatives ne sont pas le
seul apanage des imbéciles et des rêveurs-... et chef de file du
mouvement décroissant dans notre pays. La volonté est claire de
valoriser le travail de Jacques Ellul et de retracer la généalogie
de la décroissance, tout en prenant soin de montrer les points
d'accroche et de divergence entre les deux. Ainsi, Serge Latouche
rentre vite dans le vif du sujet en avançant : « (…)
la critique de la démesure technicienne et l'analyse du
totalitarisme technicien constituent une pièce
maitresse du projet de la décroissance »
(p.10). Cette relecture, utile et sincèrement plaisante, de l'oeuvre
ellulienne se compose d'une sorte de résumé de sa pensée sur une
cinquantaine de pages, puis d'une sélection de textes (chroniques,
extraits de chapitres, entretiens) de Jacques Ellul lui-même.
Dans
la partie qui concerne la présentation de sa pensée, on trouvera
des développements sur
cinq thèmes décroissants :
la critique de la raison géométrique et de la croissance (le
toujours plus qui conduit à faire des enfants... pour entretenir des
vieillards... chacun étant forcément mal nourri car
l'agro-industrie ne pourra jamais remplacer une agriculture saine) ;
la réduction du temps de travail, radicale car 2 heures par jour
suffiraient compte-tenu des gains en productivité... au passage
obtenus par l'essor de la technique, non ?; la dénonciation de
la « disvaleur » engendrée par le progrès technique,
c'est-à-dire le fait que l'on développe toujours des produits
nouveaux sans tenir compte de l'intérêt des anciens ; la
faillite de la promesse de bonheur de la Modernité (« fétichisme »
du Produit Intérieur Brut, confusion consommation/bien-être/bonheur,
l'absurde ne pouvant mener qu'au vide... au secours Camus!) ; la
colonisation de l'imaginaire et la « toxicodépendance »
(j'adore !: c'est si juste!) à la consommation.
Les
« limites de l'annexion ellulienne à la décroissance »
sont ensuite présentées avec honnêteté, les principales
différences résidant sans doute dans le pessimisme de Jacques Ellul
et surtout son aversion certaine pour la politique ; aversion
qui ne l'empêcha toutefois pas d'être résistant et d'ailleurs un
temps révoqué de l'Université pour cela sous le régime de Vichy.
Jacques Ellul privilégie en effet l'éthique
et la dissidence individuelle,
pensant que : « La politique ne peut rien
résoudre de nos problèmes fondamentaux. Une véritable
prise de conscience de ces problèmes implique un changement de vie
radical, un renoncement à des facilités, et, pourquoi le cacher, un
retour à une certaine frugalité. »
(p.87). Et d'ajouter fort à propos : « Je ne
suis pas sûr que l'ensemble de l'électorat écologiste soit prêt à
tous ces sacrifices »
(ibidem). Ses propos sont forts, sans ambiguité et d'une actualité
aussi navrante que stimulante : « (…) seul le
retour au citoyen, à la vertu du citoyen individuel, la formation de
l'homme démocratique, peut être une réponse, à la fois concrète
et révolutionnaire. A la vérité, ce discours n'a pas retenu grande
attention parce qu'il fait appel à la responsabilité
directe, immédiate de chacun, ce qui est bien
désagréable, et parce qu'il ne semble pas évoquer une efficacité
supérieure » (p.101).
Enfin... ou d'abord : « Car le plus haut point
de rupture envers cette société technicienne, l'attitude
vraiment révolutionnaire, serait l'attitude de contemplation
au lieu de l'agitation frénétique. La contemplation comble le vide
de notre société de solitaires. « L'art de la contemplation
produit des objets, mais les considère comme des signes et non comme
des choses... » »
(pp.106-107, allusion probable au jugement esthétique chez Kant).
Sincèrement,
le livre est édifiant... rapidement édifiant pour les plus pressés
encore accro à la civilisation décadente actuelle ! La
réflexion et l'action peuvent se poursuivre par une petite
visite sur le site de l'association internationale Jacques Ellul
(http://www.jacques-ellul.org).
Vous pouvez également vous procurer le deuxième numéro de la
collection « Les précurseurs de la décroissance »,
consacré à (encore tout un programme) Epicure et le bonheur
(http://lepassagerclandestin.fr/catalogue/les-precurseurs-de-la-decroissance/epicure-ou-leconomie-du-bonheur.html).
Mais, franchement, le mieux pour s'initier aux délices de la société
technicienne et aux délices encore plus grands de la résilience,
c'est de lire le roman totalement loufoque d'Elela Varécy, Tes
mains sur mes hanches. Où
il est question d'immoralité et d'esprit de responsabilité au
milieu des prothèses et des fleurs bleues
(http://www.elena-varecy.com/Le_roman.html).
Je vous laisse le découvrir et n'en dis pas plus.
C'est
à Jacques Ellul que l'on doit la formule « Exister, c'est
résister ». Alors, lisez, lisez car lire
c'est ne jamais cesser de résister.
A preuve, je ne résiste pas et je vous livre le début fracassant de
Vingt-quatre heures de la vie d'une femme
du si regretté Stefan Zweig : «Dans la petite
pension de la Riviera où je me trouvais alors (dix ans avant la
guerre), avait éclaté à notre table une violente discussion qui
brusquement menaça de tourner en altercation furieuse et fut même
accompagnée de paroles haineuses et injurieuses. La
plupart des gens n'ont qu'une imagination émoussée. Ce qui ne les
touche pas directement, en leur enfonçant comme un coin aigu en
plein cerveau, n'arrive guère à les émouvoir ; mais si devant
leurs yeux, à portée immédiate de leur sensibilité, se produit
quelque chose, même de peu d'importance, aussitôt bouillonne en eux
une passion démesurée. Alors ils compensent, dans une certaine
mesure, leur indifférence coutumière par une véhémence déplacée
et exagérée ».
Terriblement
lucide, non ? Ça tombe bien : la lucidité est la première
étape de la conscience qui est la première étape de la Transition
qui est la … plouf ! On va aller se baigner un petit coup car
ça chauffe et faut y aller mollo car long will be the road.
©Yolaine de LocoBio
30
juillet 2013
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