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Cogitations et actions
Chronique 26
26-01-2010
Génération sacrifiée

 
Tout de suite les grands mots. « Génération sacrifiée, non mais tu rigoles, c’est pas ça une génération sacrifiée ».

« Ah bon, et c’est quoi alors ? Faut faire une guerre, faut crever de faim ou en crever tout court pour avoir droit à ce titre glorieux ? Faut d’abord avoir fait chair à canon dans son existence? »

« Non, non, mais tu exagères toujours. Je ne vois vraiment pas en quoi une nana de ton âge, même pas quarante ans, peut se déclarer appartenir à une génération sacrifiée. Vous êtes tous que des nantis, les gens de ton âge. » 

Ah ouais, on serait tous que des nantis les gens de mon âge. Vraiment pas de quoi se plaindre. D’ailleurs le propos n’est ni de se plaindre ni a fortiori d’être reconnu (par qui ?) comme victime. C’est juste l’envie –saine- de montrer les choses comme elles sont, de faire un petit résumé sympathique de la situation. De ces résumés difficilement possibles quand on est trop le nez dans le guidon. Et le nez dans le guidon, on y est tous. D’ailleurs, ça tombe bien, c’est commode : autant de temps à ne pas trop se poser de questions. Autant de temps où ne peut germer aucune rébellion.

 

« Rébellion ». Excessif. Ridicule. Dérisoire. Et pourtant il faudra bien que cesse toute la mascarade qui ne tient que parce que nous en sommes les acteurs à notre corps défendant. Le comble pour des acteurs… Preuve que nous sommes sans doute tout sauf acteurs de ce qui est pourtant l’essentiel, le sacré, l’intouchable : notre vie. Aliénation versus Historicité. Encore les grands mots. Soit, mais à un moment donné, y’en a marre d’être constamment pris pour des cons. Des cons qui n’intéressent que pour leur force de travail et sans qui le système économique actuel ne tiendrait pas. On le sait, du moins un certain nombre le sait. Alors pourquoi et comment tient-il ? Par la peur et la dépendance. En un mot par la précarité. Tiens, voilà un mot bien de ma génération. Etrange… Non : logique, d’une logique parfaite.

 

Laissez-moi juste prélever quelques faits dans le magma historique des presque-quanrantenaires dont je suis, pour vous expliquer. C’est pas douloureux –quoique-, n’ayez pas peur. Que vaut-il mieux : savoir ou rester dans l’ignorance et constater impuissant que la vie quotidienne est de plus en plus dure ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. De la dureté de la vie, de sa chèreté. Nous vivons dans une société d’opulence et on a du mal à bien vivre. Qu’est-ce qui est le plus paradoxal : ce fait ou ma colère ? Qu’est-ce que j’y peux, moi, qu’est-ce qu’on y peut, nous, les gens de ma génération –comme disent les « vieux »-, si on est né avec les chocs pétroliers et le chômage devenu « structurel » ? On a connu que ça. Et après on a enchaîné avec le sida, histoire de pas trop se réjouir d’avoir à rentrer dans le monde des adultes. Tu me diras, même sans ça, on n’avait pas forcément trop envie d’y entrer.

 

Alors j’imagine les ados ou les pré-ados d’aujourd’hui. Super de s’identifier à des parents légèrement sous pression. Alors, on le fait ce petit décompte de ce qui nous a gentiment, silencieusement plombé toutes ces dernières années ? C’est pas bien long, mais ça résonne comme une claque et du coup on peut mieux comprendre cette sensation bizarre, parfois, d’être KO debout.

 

Si je reprends dans l’ordre chronologique, sachant que je vais certainement oublier des éléments qui iraient dans mon sens. D’abord, comme nos parents et leurs parents, nous subissons la petite inflation des familles. Oui, vous savez, la hausse dite naturelle des prix qui, comme c’est dommage, n’est pas proportionnelle à la hausse de nos revenus.

 

Ensuite, il y a eu le fabuleux passage à l’euro, les conversions de chaque monnaie nationale à cette super-monnaie continentale qui montre indéniablement notre force au monde entier. OK. Sans oublier l’ajustement des prix à la hausse : tant qu’à faire des conversions, autant faire des comptes ronds. C’est mieux pour continuer d’appâter le chaland. Sauf que le chaland il commençait déjà à fatiguer après le coup du passage à l’euro.

 

Et puis coup de théâtre : le chaland a voulu manger bio. C’était l’époque où on a commencé à en parler, que c’était mieux pour la santé, mieux pour le monde. Des histoires d’alternatives économiques, de sauvegarde environnementale. Quelle drôle d’idée. Manquait plus que ça de croire en une utopie. Alors on s’est mis, quelques uns et de plus en plus, mais toujours une minorité, à « manger bio ». Certains totalement. D’autres le plus possible. Ça dépend de la pincée d’idéologie que tu mets dans la casserole et ça dépend aussi surtout du porte-monnaie. Car il ne faut pas se leurrer, manger bio coûte encore plus cher, parfois beaucoup plus cher, que manger pas bio. La question n’est pas ici d’en rechercher les causes (bien sûr que les dés sont pipés, que l’agriculture conventionnelle est très subventionnée, que l’on mange différemment lorsque l’on mange bio). L’idée est de juste constater que si on veut se nourrir mieux, c’est plus cher alors que cela ne devrait pas être le cas. On paye juste le non-ajustement du système économique au mieux-être humain. Là encore, tu as le choix, de quoi te plains-tu ? Soit tu continues à te nourrir moins bien, soit tu procèdes toi-même à l’ajustement par un effort financier. Encore la responsabilité individuelle qui compense l’irresponsabilité, et même l’immoralité, du système dans son ensemble.

 

Donc, si je récapitule, on a déjà la petite inflation des familles, le fabuleux passage à l’euro et la lubie du bio. Ça fait déjà beaucoup et le pouvoir d’achat en prend un coup. Oh, mais j’ai prononcé un mot magique ! Il s’est imposé à moi comme ça, de façon subliminale. « Pouvoir d’achat ». Mais au fait y’aurait pas un président qui se serait fait élire avec ce slogan on ne peut plus politique ? Rendez-vous compte, les chéris, vous voulez consommer et vous ne pouvez pas consommer. Quel scandale ! Moi, je vais changer tout ça et vous pourrez consommer comme vous voulez (j’ai failli écrire « à votre guise », mais je me suis vite ravisée : ça aurait pas été trop raccord avec le discours ambiant, assez peu littéraire). Vous pourrez consommer comme vous voulez, il a dit le monsieur, et aussi tout ce que vous voulez, toujours plus tout ce que vous voulez. Parlez comme cela à un enfant et il vous sautera au cou, forcément. Parlez ainsi à vos concitoyens et ils vont éliront. Et ils l’ont élu.

 

OK, c’est pas sa faute si les gens qui voulaient hier juste un frigo, un aspirateur et la télé (années 50 : c’est pas si vieux) veulent aujourd’hui s’équiper en tout : de la voiture au téléphone portable en passant par la console de jeu et la machine à pain. Je crois que la notion même d’électroménager est devenue dépassée avec tous ces appareils partout, pour tout, tout le temps. Tu m’étonnes qu’il y en est qui veulent revenir à la traction animale (et qui y reviennent d’ailleurs avec succès dans de petites exploitations agricoles). Donc on est de plus en plus sollicités pour l’achat de machines car, potentiellement, beaucoup de tâches ancestrales (cuisine) ou nouvelles (emballement autour du ludique et de la communication) sont mécanisables. Sauf que… mécanisables, ça irait encore : on pourrait peut-être tout acheter, et encore. Le hic, c’est que le mécanisable s’est transformé en électronique. Et là, c’est plus réparable.

 

Remarque, ça tombe bien : on est à l’ère du jetable, autre grande découverte de ma génération. Donc on jette. On jette et c’est tant mieux ou plutôt tant pis car ça pollue, ça suppose de dépenser encore de l’énergie, des matières premières et du CO2 pour produire à nouveau la même chose. Et puis ça coûte cher. Tant pis : si on avait su, on aurait peut-être pu réparer. Demandez aux compagnons d’Emmaüs : c’est pas si compliqué parfois de remettre d’aplomb un appareil pour qu’il serve encore. Dommage. Et là encore, comme c’est étrange : tout se casse plus vite et on ne sait pas, ou on ne peut plus réparer. Oui, comme c’est étrange. Je revois la tête du vendeur lorsque j’ai acheté une télé la dernière fois que l’autre a claqué. J’ai osé demander l’espérance de vie de la nouvelle : 5 ans. Et c’était pas le premier prix. J’ai tiré la tronche et ça a dû se voir. Alors il a fait une mine entre arrogante et d’enterrement : « Eh oui, maintenant c’est comme ça ». OK, c’est comme ça.

 

Donc, si je récapitule sans capituler : petite inflation des familles, fabuleux passage à l’euro, lubie du bio, hyper-consommation de camelote. A part ça, tout va bien. Et je ne vous parle pas d’ « un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître : c’est leur navrante histoire tout autant que la mienne. Histoire. Historicité. Il est urgent de reprendre les rênes. Il est urgent de prendre du recul, de comprendre que la sensation d’être étranglés vient de ce que nous sommes effectivement étranglés. C’est pas dans nos têtes, c’est pas qu’on soit des enfants gâtés par la non-guerre et l’opulence. Cest le système économique dans lequel on est pris sans nous demander notre avis.

 

Il ne faut pas lâcher parce que c’est dur matériellement. Que c’est d’autant plus dur qu’on a connu que cet environnement sans perspective positive, que l’on est déjà plus détenteurs d’un certain nombre de savoir-faire car la chaîne a été rompue. Notre génération, elle a toute cette pression. Et c’est énorme. Et pour peu que l’on ait le sens des vraies responsabilités, cette pression est encore plus grande car nous portons le changement et nous devons l’incarner aux yeux de nos enfants. Mais là, je dois encore m’égarer : à quoi bon parler d’exemplarité et de morale dans ce monde ? A chaque fois je me dis que je vais arrêter d’y croire. Et à chaque fois je replonge. C’est que ça doit être une piste, dans le fond. Une piste minoritaire, certes, mais de celles qui peuvent sans doute contribuer au mieux-être quotidien et à la survie du politique.

 

Pardon pour cette longue chronique emportée et justement très politique. Mais il ne faut pas croire, le projet LocoBio est très politique et même lorsque j’écris des billets plus légers, donner une « bonne adresse » n’est pas anodin.

 

Alors tous mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année et à bientôt pour une chronique peut-être moins polémique mais non moins politique ! Vous pouvez assurément compter sur moi.

 

 

© Yolaine de LocoBio,

Janvier 2010 

 
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